Avec l’affaire Médiator, on assiste à un déballage en règle des vicissitudes du système de santé français qui met sur la sellette la dépendance des agences publiques face aux requins de l’industrie pharmaceutique comme de l’agroalimentaire. Paul Scheffer, président de l’Association de diététique et nutrition critiques, nous plonge ici dans les arcanes des lobbies du médoc et de la malbouffe.
On savait que la France était championne du monde de consommation de médicaments. Ce que l’on sait moins, c’est que les labos consacrent 20 000 euros par an et par médecin pour orienter leurs prescriptions par l’entremise de quelque 23 000 visiteurs médicaux sillonnant méthodiquement tout le territoire.
Et suite aux deux derniers rapports de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), difficile de prétendre encore que tout va pour le mieux dans le paysage de la santé publique. D’où la déclaration du ministre de la Santé Xavier Bertrand prétendant qu’il fallait remettre les choses à plat et même en finir avec les visiteurs médicaux… Pourtant, ces derniers refourguaient jusqu’alors avec succès leur camelote aux toubibs sous couvert d’« information médicale » sans que cela n’émeuve grand monde en haut lieu.
Après les 500 à 2 000 morts du Médiator, retiré du marché en Espagne et en Italie en 2005, et dont les risques avaient été décelés dès 1998, le récent rapport Debré-Even déclarait la « faillite totale » de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (l’AFSSAPS), l’agence publique en charge du médicament, la comparant à une véritable usine à gaz. L’influence des industries pharmaceutique et agroalimentaire – les deux mamelles de la vache à lait de la santé – est telle qu’elle nous fait avaler à peu près n’importe quoi.
Primo, il s’agirait de s’en prendre sérieusement aux pratiques de lobbying de ces deux mastodontes que l’on retrouve à tous les échelons des prises de décisions en France, mais aussi à Bruxelles ou à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Petit exemple : en mai 2002, l’OMS publie un rapport qui recommande de limiter à 10 % la quantité de calories consommées quotidiennement à travers le sucre ajouté dans les aliments transformés et les boissons, afin d’enrayer l’épidémie d’obésité.
La Sugar association, organisation mondiale du sucre, agit en douce pour empêcher la publication dudit rapport, jusqu’à menacer le directeur général de faire pression sur le Congrès américain pour que sa subvention annuelle de 406 millions de dollars soit supprimée. Le 5 janvier 2003, le directeur général de l’OMS reçoit une lettre, émanant cette fois d’un conseiller du secrétaire d’État américain à la Santé, qui remet en question la qualité scientifique du rapport.
Idem pour ce qui est des conflits d’intérêts : trop souvent, des membres de l’administration et des experts siégeant dans les commissions des agences publiques émargent en même temps chez les industriels qu’ils sont censés réguler. Ce qui a déjà conduit à bien des dérapages, et les liens de deux conseillers de Xavier Bertrand avec le laboratoire Servier – qui commercialisait le Médiator – ne sont qu’une énième illustration (1).
Secundo, il faudrait faire le ménage dans la science sur laquelle se basent les décisions politiques. Les industriels ont développé de savants mécanismes pour polluer la littérature scientifique, notamment pour provoquer la confusion et diluer les données en faveur de leurs intérêts économiques.
De nombreux chercheurs de haut vol l’ont récemment démontré, comme l’épidémiologiste David Michaels et les universitaires Thomas McGarity et Wendy Wagner (2). L’État se retirant de plus en plus de la recherche, celle-ci devient tributaire des financements privés, alors que la communauté scientifique parle même de funding effect (« d’effet financement ») pour souligner l’influence considérable des financements sur le résultat des recherches. Plusieurs études publiées dans les journaux médicaux les plus réputés montrent que les études sponsorisées ont quatre à huit fois plus de chances d’être favorables aux commanditaires que les études indépendantes (3).
Ça vous étonne ? On pourrait penser que les agences publiques sont là pour faire le tri entre études fiables et entourloupes mercantiles. Mais voilà, il se trouve que l’agence publique française du médicament est financée à 80 % par les industriels, qui montent d’ailleurs eux-mêmes le dossier d’autorisation de mise sur le marché à partir duquel l’agence décidera de la commercialisation du médoc ou non. Encore plus pervers : les agences sont mises en concurrence les unes avec les autres au niveau européen, ce qui ne les incite pas à être trop intransigeantes, des fois que les dossiers des industriels filent chez le voisin.
Tertio, à quand un véritable soutien législatif aux lanceurs d’alerte et autres chercheurs critiques que les industriels tentent de déboulonner par tous les moyens, comme ce fut le cas pour Pierre Ménéton, de l’Inserm, qui en 2006 avait dénoncé publiquement les pratiques de désinformation du puissant lobby du sel en France ? Ce lobby l’avait traîné devant les tribunaux, après avoir fait pression sur sa hiérarchie pour que des sanctions soient prises à son encontre. Mais Pierre Ménéton parvint, une fois n’est pas coutume, à gagner son procès. Comme il le dira lui-même au rendu du verdict, il est déplorable qu’un individu doive monter au créneau alors qu’existent un ministère et de multiples agences dont c’est le boulot.
Et qu’est-il fait pour cultiver l’esprit critique des professionnels censés promouvoir la santé publique, afin qu’ils sachent décrypter les stratégies d’influence dont ils sont l’objet ? Pas grand-chose, malheureusement. Les industriels sont présents dès les premières années de la formation initiale des médecins, ce qui crée et entretient une certaine familiarité… Ensuite, 98 % de la formation continue des toubibs (4) est prise en charge par l’industrie pharmaceutique. La pression des examens et la masse des connaissances à assimiler excluent de fait toute possibilité d’interrogation critique chez la plupart des étudiants. Ils apprennent à se fier aux recommandations des organismes publics, point barre.
Cela est également vrai pour les études des diététiciens. La plupart du temps, aucun cours, et même quasiment aucune journée d’étude, n’abordera avec eux la question du poids du lobby agroalimentaire, ni des problèmes de conflits d’intérêts. Ils n’en connaissent bien souvent même pas la définition, y compris après plusieurs années d’exercice. Par contre, ils entendront fréquemment des intervenants extérieurs, comme ceux de Matin Céréales, venant vanter dans différents centres de formation les bienfaits des céréales petit déjeuner. Logique, vu que l’organisme est issu de Nestlé, Kellogg’s et compagnie…
La plupart des étudiants n’y voient que du feu, d’autant plus que c’est une diététicienne qui présente le Powerpoint. La majorité ne se doute pas qu’ils sont soumis là à une banale opération marketing. Et n’allez pas croire qu’il suffirait de rallonger les études des diététiciens, il est vrai trop courtes, pour que ça s’arrange d’un coup de baguette magique. Un autre rapport de l’Igas a montré que les médecins généralistes sont pour la plupart dans l’incapacité de trier le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire de faire la part des choses entre une information scientifique fiable et la promotion publicitaire.
Pour l’association critique et indépendante du Formindep, « cette capacité à trier l’information est une véritable compétence professionnelle que les médecins n’ont pas acquise et ne maîtrisent pas pour la plupart, du fait entre autres d’une formation médicale initiale et continue sous la coupe des firmes pharmaceutiques (5) ».
On ne peut être plus clair. Pourtant, on aurait bien besoin d’esprit critique. Outre les sujets de controverse comme les produits laitiers – vous savez, nos « amis pour la vie » – et la théorie dominante et vacillante du cholestérol (6), tout un tas de médicaments inutiles voire dangereux empoisonnent les patients tout en minant les comptes de la Sécu.
Et on en passe, comme notamment les pratiques d’« invention de maladies » : comme l’industrie pharmaceutique peine à inventer et à mettre sur le marché de nouveaux médicaments réellement utiles et efficaces, elle invente des maladies qui correspondent aux produits qu’elle a en stock. Si, si, c’est très sérieux, et documenté dans les journaux médicaux les plus prestigieux, sous le nom de Disease mongering. Exemple : le Viagra a été un succès commercial retentissant chez les hommes ? Eh bien, les labos travaillent maintenant à convaincre les femmes qu’elles souffrent de manque de désir sexuel, pour leur vendre ensuite une molécule prétendument miracle, dérivée d’un antidépresseur.
Finalement, dans la mesure où les industriels courent après « le profit maximal à n’importe quel prix humain », pour reprendre la belle formule du sociologue Jean Ziegler, il est presque logique de nous alimenter avec de la merde pour ensuite nous faire avaler les médocs qui viendront rafistoler notre santé mise à mal par la malbouffe. Mais même dans le meilleur des mondes de la chimie triomphante, ça finit toujours par coincer : un rapport de 2002 a révélé que les médicaments et les erreurs médicales étaient la cinquième cause de décès aux États-Unis (7) ! La santé tue.
Notes
(1) Comme l’éviction récente du président de commission de l’OMS travaillant sur l’impact sanitaire des téléphones portables, la veille de la remise du rapport.
(2) Michaels David, Doubt is their product, Oxford University Press, New York, 2008. McGarity Thomas, Wagner Wendy, Bending science, Harvard University Press, Cambridge, 2010.
(3) Bekelman J.E., « Scope and impact of financial conflicts of interest in biomedical research : a systematic review », Journal of the American Medical Association, 2003. Lexchin Joel, Bero Lisa A, Djulbegovic Benjamin, Clark Otavio, Pharmaceutical industry sponsorship and research outcome and quality : systematic review, 2003. Lesser LI, Ebbeling CB, Goozner M, Wypij D, Ludwig DS, Relationship between Funding Source and Conclusion among Nutrition-Related Scientific Articles, 2007.
(4) www.formindep.org/Il-y-aura-….
(5) www.formindep.org/Le-rapport….
(6) Thierry Souccar, Lait, mensonges et propagande, Éditions Thierry Souccar, 2008. Michel de Lorgeril, Cholestérol, mensonges et propagande, Éditions Thierry Souccar, 2008.
(7) Anderson RN, « Deaths : leading causes for 2000 », National Vital Statistics Reports, 2002.