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Par Eric Verhaeghe

Chaque jour amène son lot de nouvelles consternantes sur l’état de nos banques, et l’extrême division des banquiers face aux ripostes nécessaires. Ainsi, une dépêche AFP du 25 septembre nous apprend que le gouvernement aurait proposé, le 14 septembre, une recapitalisation des banques françaises. C’est la BNP qui l’a refusée.

A n’en pas douter, et au rythme de dégradation des marchés, l’intervention du contribuable dans la capitalisation des banques risque fort de s’imposer comme la seule solution pour juguler une explosion systémique. Là encore, il faudra probablement qu’un certain nombre d’étapes évitables, mais habituelles (celles qui consistent à attendre que chaque acteur privé ne puisse plus faire autre chose que reconnaître l’évidence : le système s’effondre et seule la garantie du contribuable est capable de remettre de l’ordre), soient franchies pour que la décision politique soit prise.

Beaucoup ont semé le doute sur la compatibilité des nationalisations avec le droit de propriété et la liberté du commerce garantis par nos institutions. Il est intéressant de disséquer cette question à partir des quelques précédents que nous connaissons, notamment la réaction du Conseil constitutionnel à la loi de nationalisation de 1982.

La question du droit de propriété

Lorsque le gouvernement Mauroy avait mis à exécution le projet socialiste de nationalisation en légiférant quelques mois après son arrivée au pouvoir, une légion de parlementaires de l’opposition avait à l’époque saisi le Conseil constitutionnel sous divers motifs, dont la contradiction entre les nationalisations et le droit de propriété (articles 2 et 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui a valeur constitutionnelle en France, et proclame notamment: « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment et sous la condition d’une juste et préalable indemnité »).

Sans faire de mauvais esprit, rappelons quand même que, parmi les parlementaires qui avaient alors saisi le Conseil, figurait notamment François Fillon. Il y aurait une certaine ironie de l’histoire à voir le même Fillon proposer trente ans plus tard ce qu’il dénonçait à ses débuts.

Bref, le Conseil Constitutionnel avait eu à se pencher sur la conformité des nationalisations à nos grands principes constitutionnels. Il avait rendu deux décisions majeures sur le sujet : l’une en date du 16 janvier 1982 (DC 81-132) qui constitue une décision essentielle puisqu’elle porte sur le principe même de la nationalisation, l’autre en date du 11 février 1982 (82-139), qui porte surtout sur les règles d’indemnisation.

Ces décisions sont consultables sur : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/1982/les-decisions-de-1982.2441.html

Comme cela vient d’être mentionné, il faut d’abord dire l’évidence : la question se pose depuis 1789, et est même réglée depuis cette date.

La nationalisation est possible, à condition que la nécessité publique l’exige, ce qui suppose une procédure législative, et que les propriétaires soient justement et préalablement indemnisés. La Constitution de la Ve République ne dit pas autre chose, puisque, dans son article 34, elle précise : « La loi fixe également les règles concernant les nationalisations d’entreprises et les transferts de propriété d’entreprises du secteur public au secteur privé ».

Reste alors au gouvernement en place de satisfaire au deux conditions majeures de toute nationalisation :

– le constat légal d’une nécessité publique justifiant les nationalisations

– une juste et préalable indemnité pour les expropriés.

La nécessité publique

Sur ce point, il apparaît assez vraisemblable que le législateur n’aura guère de difficulté à établir la nécessité publique d’une nationalisation des banques. Si l’on en juge par les considérations du Conseil constitutionnel à l’époque, l’affaire est assez vite bouclée.

Le Conseil avait alors noté :

« il ressort des travaux préparatoires de la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel que le législateur a entendu fonder les nationalisations opérées par ladite loi sur le fait que ces nationalisations seraient nécessaires pour donner aux pouvoirs publics les moyens de faire face à la crise économique, de promouvoir la croissance et de combattre le chômage et procéderaient donc de la nécessité publique au sens de l’article 17 de la Déclaration de 1789 » (considérant 19 du 16 janvier 1982).

Sur ce point, le Conseil Constitutionnel a exercé à l’époque un contrôle dit de l’erreur manifeste d’appréciation, c’est-à-dire qu’il s’est contenté de juger que le gouvernement n’avait pas manifestement détourné la loi pour nationaliser en dehors de toute nécessité publique. Et dans son considérant n°20, il avait tranché :

« il n’est pas établi que les transferts de biens et d’entreprises présentement opérés restreindraient le champ de la propriété privée et de la liberté d’entreprendre au point de méconnaître les dispositions précitées de la Déclaration de 1789 ».

Plus compliquée fut l’explication donnée au choix de nationaliser certaines banques et pas d’autres. Le Conseil a ici tenu un raisonnement en plusieurs temps, qui ne manquera sans doute pas d’inspirer les futurs législateurs de la prochaine nationalisation de nos banques.

D’abord, le Conseil retient la grande liberté du législateur en matière de nationalisation :

« le législateur avait le pouvoir d’apprécier quelle devait être l’étendue des nationalisations de banques pour la réalisation des objectifs qu’il assignait à ces nationalisations » (considérant n°27 du 16 janvier 1982).

Ce pouvoir d’appréciation se heurte toutefois aux limites du principe d’égalité : le gouvernement ne peut choisir de façon arbitraire les entreprises qu’il nationalise, et celles qu’il ne nationalise pas.

Fidèle à sa jurisprudence habituelle, le Conseil pose :

« le principe d’égalité ne fait pas obstacle à ce qu’une loi établisse des règles non identiques à l’égard de catégories de personnes se trouvant dans des situations différentes, mais qu’il ne peut en être ainsi que lorsque cette non-identité est justifiée par la différence de situation et n’est pas incompatible avec la finalité de la loi ».

Autrement dit, il est possible de traiter les banques différemment dans une démarche de nationalisation, à condition que cette différence de traitement se justifie au regard des finalités de la loi. Un choix arbitraire ne peut donc passer la rampe de la constitutionnalité. A ce titre, le Conseil avait censuré, en 1982, les dérogations dont les banques mutualistes et coopératives avaient bénéficié.

Au vu de tous ces principes, il est donc très envisageable que, le moment venu, le législateur français pourra sans difficulté majeure nationaliser les banques dont la capitalisation ne permet plus de soutenir les engagements. En revanche, il n’aura guère le choix : il devra nationaliser massivement et ne pourra choisir d’en laisser l’une ou l’autre au bord de la route.

Les indemnités justes et préalables

La question de l’indemnisation des propriétaires est elle beaucoup plus épineuse que la question du droit à la nationalisation. A partir de quel moment l’indemnité est-elle réputée juste ?

Pour reprendre le précédent de 1982, la loi avait estimé que l’indemnité se calculait sur la moyenne des cours de bourses avant la victoire de la gauche. L’élection de François Mitterrand avait en effet assuré les marchés financiers qu’une nationalisation interviendrait, et les cours étaient partis à la baisse. Le principe d’une indemnité juste supposait donc que le montant de celle-ci neutralise l’effet dépressif des élections de 1981.

Sur ce point, le Conseil s’était alors livré à un contrôle extrêmement méticuleux des règles d’indemnisation, en affirmant notamment :

« en ce qui concerne les actions des sociétés cotées en bourse, la méthode de calcul de leur valeur d’échange conduit à des inégalités de traitement dont l’ampleur ne saurait être justifiée par les seules considérations pratiques de rapidité et de simplicité ; que ces inégalités de traitement se doublent, dans nombre de cas, d’une sous-estimation substantielle de ladite valeur d’échange ; qu’enfin, le refus de reconnaître aux anciens actionnaires le bénéfice des dividendes attachés à l’exercice 1981 ou de leur accorder, sous une forme appropriée, un avantage équivalent, ampute sans justification les indemnités auxquelles ont droit les anciens actionnaires » (considérant n°57).

Sur le sujet de l’indemnisation des porteurs, le Conseil vérifie donc en détail que la méthode de calcul ne crée pas d’inégalité de traitement.

En revanche, le Conseil avait validé l’exclusion de la période postérieure à l’élection de François Mitterrand dans le calcul de l’indemnité, dès lors que la spéculation s’était donné bon train sur les nationalisations à venir. Il est très probable que cet effet ne jouerait pas dans une nationalisation en 2011 consécutive à une dégradation des ratios bancaires. En effet la chute des cours est imputable aux seuls risques de marché, et rien ne justifierait que le contribuable ne paie de sa poche une indemnité couvrant ces risques.

Pour compléter l’examen de ce point, on retiendra toutefois une décision bien plus récente rendue par le Conseil constitutionnel, dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Il s’agit de la décision n° 2010-87 QPC du 21 janvier 2011, qui porte sur la réparation du préjudice en cas d’expropriation.

La question était simple : le préjudice à réparer en cas d’expropriation (dont l’une des formes est la nationalisation…) se limite-t-il au préjudice économique, ou englobe-t-il aussi le préjudice moral ? Dans ce cas, le coût de la nationalisation est bien plus élevé…

Il s’agit en fait d’appliquer l’article 13-13 du Code de l’Expropriation. Le Conseil constitutionnel a répondu à la question de façon suivante :

« La décision du 21 janvier 2011 précise qu’il n’existe aucune exigence constitutionnelle imposant que la collectivité expropriante soit tenue de réparer la douleur morale éprouvée par le propriétaire à raison de la perte des biens expropriés pour cause d’utilité publique. Si l’exigence d’une juste indemnisation posée par l’article 17 de la Déclaration de 1789 ne saurait permettre d’exclure du droit à réparation un élément quelconque de préjudice indemnisable, le dommage moral n’entre pas dans le périmètre du préjudice dont l’indemnisation est exigée par cet article ».

http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/201087QPCccc_87qpc.pdf

Cette décision très récente est plutôt rassurante pour les partisans de la nationalisation, et décevante pour ceux qui en seront victimes. Il y a fort à parier pour qu’une nationalisation des banques se fasse a minima, avec une indemnité calculée au plus juste, et sans prise en compte d’un préjudice moral.

Le blog d’Eric Verhaeghe

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