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(Merci à Blueman et à son remarquable blog)
Moins médiatique que le changement climatique, la raréfaction des métaux est un des enjeux majeurs du XXIe siècle. Alors qu’ils sont à la base de notre civilisation industrielle, il ne reste en effet environ que 40 années de réserves pour la plupart des grands métaux. Ingénieur et auteur d’un livre sur le sujet, Philippe Bihouix estime que « nous faisons un usage aberrant et scandaleux » des métaux au détriment des générations futures et qu’il est désormais urgent de revoir un certain nombre de nos besoins.
On entend souvent parler de l’épuisement des ressources en pétrole, mais très peu de personnes parlent des autres ressources, et notamment des métaux. Où en est-on aujourd’hui ? Quel est l’état des réserves de métaux dans le monde à l’heure actuelle ?
Le problème des réserves est un problème complexe. On le voit avec le pétrole, les gens ont du mal à comprendre pourquoi il y a 30 ans, on leur disait qu’il y avait 40 années de réserves, et pourquoi aujourd’hui, on leur dit qu’il y en a toujours autant, voire plus ! En fait, la notion de réserve désigne tout ce qui est productible à la technologie actuelle et au prix actuel, donc si l’un ou l’autre évolue, les réserves en font de même.
On rapporte souvent les réserves au nombre d’années de production : il resterait ainsi entre 10 et 20 ans de réserve pour certains métaux comme l’antimoine, l’indium ou l’argent, entre 30 et 60 ans pour la plupart des grands métaux industriels (zinc, cuivre, nickel, plomb, etc.), et plus d’un siècle pour d’autres comme une partie des terres rares, le cobalt ou le platine.
Le problème, c’est que cet indicateur varie en fonction de différents paramètres. La dimension du recyclage est déterminante : en effet, si l’on augmente le taux de recyclage de 40 à 80 % par exemple, on multiplie « mécaniquement » les réserves par trois en diminuant d’autant les prélèvements dans la croûte terrestre. De même, l’évolution de la technologie peut augmenter les réserves. L’hydrométallurgie permet ainsi d’attaquer avec des produits chimiques des minerais à plus faible concentration (par exemple autour de 1% pour le nickel), là où les techniques plus classiques ne le permettaient pas. Enfin, on peut aussi faire de nouvelles découvertes minières bien sûr.
A l’inverse, le taux de croissance de la production fait baisser les réserves en années de consommation, à quantités disponibles égales. Ce n’est pas anecdotique : en 20 ans, on a doublé la consommation de tous les grands métaux – plus encore sur nombre de petits métaux « high tech » – et avec le développement de la Chine et de l’Inde, il y a de fortes chances qu’en l’espace d’une génération, on extraie plus de métaux que dans toute l’histoire de l’humanité !
Enfin, 40 ans de réserves, cela ne signifie pas que nous sommes tranquilles pour cette période : le pic de production arrive bien avant. La preuve pour le pétrole dont le pic est imminent (et même passé pour le pétrole conventionnel) !
Certains métaux ont-ils déjà franchi leur pic de production ?
Pour l’instant, seul l’or l’a franchi au niveau mondial, au milieu des années 2000. Et alors que 45 % des dépenses d’exploration sont aujourd’hui consacrées à ce métal précieux, la production n’augmente plus. Cet exemple est symbolique de ce qui nous attend pour les autres métaux. Une fois que l’on aura passé la moitié des réserves, les métaux seront de plus en plus difficiles d’accès, et les nouveaux gisements ne suffiront pas à compenser la déplétion des gisements existants.
De plus, les minerais que l’on extraie étant de moins en moins concentrés en métaux, il faudra de plus en plus d’énergie. Dans l’absolu, on peut toujours aller chercher un métal de moins en moins concentré si on est prêt à y mettre plus d’énergie. Mais comme on passera également par un pic de production d’énergie (pétrole, puis gaz, puis charbon), les pics métalliques suivront irrémédiablement. C’est un cercle vicieux avec un risque d’emballement entre métaux et énergie, accentué par les technologies vertes et les énergies renouvelables puisqu’il faut de plus en plus de métaux – cuivre nickel, terres rares, indium, sélénium, gallium, ou autres – pour fabriquer des éoliennes ou des panneaux photovoltaïques.
Dans votre livre, vous dites qu’un Français consomme chaque jour environ 700 g de métaux en moyenne. Où peut-on les trouver ?
Tout d’abord, ce chiffre ne prend pas en compte les métaux importés et exportés. Un téléphone par exemple contient des métaux qui proviennent de toute la planète et qui ont été assemblés à l’étranger. Ces métaux-là ne sont pas comptabilisés dans les 700 g. Ensuite, on retrouve des métaux partout dans notre vie quotidienne. Le fer, l’aluminium, le nickel, le cuivre, le zinc, le plomb sont les métaux que l’on consomme à grande échelle. Les secteurs les plus utilisateurs sont le bâtiment, l’automobile et, dans une moindre mesure (en poids), l’électroménager, l’électronique et les produits de grande consommation.
La quantité n’est cependant pas forcément proportionnelle aux dégâts environnementaux. Les quelques milligrammes de platine ou d’or dans un téléphone portable ont très probablement causé autant ou plus de dommages que le nickel dans le tambour en inox d’une machine à laver. Nous faisons un usage aberrant et scandaleux de ces ressources métalliques précieuses, puisqu’une bonne partie finit en décharge ou dans les mâchefers issus de l’incinération des déchets ménagers.
Pourtant, on peut penser que les métaux sont recyclables.
En théorie, oui bien sûr. Mais le recyclage a ses limites. D’abord tout simplement par les pertes mécaniques. C’est la vis, la boîte de conserve ou la vieille paire de lunettes que l’on jette à la poubelle et qui ne sera jamais valorisée. Le pourcentage de perte est variable pour chaque métal. Il est par exemple d’environ 30% pour le nickel, pourtant un métal cher, facile à identifier, plutôt bien récupéré, avec des filières très organisées.
Ensuite vient la question de la complexité des alliages (les mélanges de métaux). Il existe par exemple plus de 3000 types d’alliages au nickel, les aciers spéciaux contiennent de petites quantités de métaux comme le niobium, le vanadium, le molybdène… Il est impossible de séparer tous ces éléments au moment du recyclage et l’on se retrouve avec des métaux qui comportent de petites « impuretés », qui sont non seulement impossibles à récupérer, mais peuvent même être, dans certains cas, indésirables pour certaines utilisations. Il n’y a donc pas de perte « physique », mais une perte « fonctionnelle », c’est-à-dire que des petits métaux « nobles » se retrouvent dilués dans des aciers recyclés de bas de gamme, typiquement les ronds à béton du bâtiment.
C’est la « dégradation de l’usage ». Pour faire un parallèle, une fois que l’on a mélangé des bouteilles de verre incolores avec des bouteilles colorées, on ne refait évidemment pas du verre incolore. Idem pour les plastiques et le syndrome de la bouteille qui finit en chaise de jardin, pas en nouvelle bouteille. Lorsque l’on recycle, nous sommes bien loin d’une économie circulaire.
Enfin, il y a aussi les usages « dispersifs » ou « dissipatifs », c’est-à-dire les métaux utilisés en général sous forme chimique et incorporés dans les objets de tous les jours. C’est insoupçonné mais les métaux sont partout autour de nous : on en trouve notamment dans les peintures (titane pour le blanc, cobalt pour le bleu, nickel pour le jaune, chrome pour le vert, molybdène pour l’orange, etc.), les plastiques (antimoine comme retardateur de flamme, et d’autres comme stabilisants ou colorants), les pneus (cobalt comme siccatif, c’est-à-dire agent séchant), certains tissus, de nombreux produits chimiques…
Et même, aussi surprenant que cela puisse paraître, dans les produits d’hygiène et les cosmétiques : zinc dans les dentifrices ou bismuth – un métal lourd issu de la métallurgie du plomb – dans les rouges à lèvre nacrés ! C’est ce qui explique la pollution aux métaux lourds des boues d’épuration, les résidus de traitement des eaux usées. Ces usages dispersifs peuvent représenter une part importante de l’utilisation : 20 % pour le cobalt, 40% pour le molybdène, 98% pour le titane (sous forme de dioxyde, le colorant blanc universel). Bien sûr, il n’est pas question de récupérer ces métaux. Est-ce qu’on imagine aller gratter la peinture des bateaux pour récupérer l’étain ou le cuivre ?
Au final, l’hémorragie est plus ou moins importante selon les métaux. Mais dans tous les cas, l’économie circulaire est une utopie car il y a et il y aura toujours des pertes. Améliorer fortement le taux de recyclage est bien sûr crucial, mais cela ne fait que retarder l’échéance. La physique est têtue et il faut savoir que l’on tape dans un stock fini, au détriment des générations futures. Il ne faut pas croire que l’on ira chercher des métaux dans la lune ou les astéroïdes.
Justement, peut-on espérer trouver d’autres gisements dans les années à venir ?
J’ai une mauvaise nouvelle : on trouvera de nouveaux gisements, de préférence dans les endroits les moins explorés ou exploités jusqu’à présent, comme les dernières forêts primaires, les pôles ou les océans. Ou tout simplement plus profondément dans la croûte terrestre, avec une consommation accrue d’énergie. Il faudra donc arbitrer avec les autres enjeux (biodiversité, eau, terres arables, etc.).
Vu le taux de croissance actuel, ces nouveaux gisements ne feront de toute façon que retarder l’échéance et ne nous donneront que quelques années de répit. On le voit avec l’exemple du pétrole, le super champ découvert en 2009 au large du Brésil ne représente que 200 jours de consommation mondiale, alors qu’il a été présenté comme une découverte capitale.
On a vécu un cas plus ou moins similaire au 17e siècle avec le bois. Le bois servait à tout : bois d’œuvre, bois de chauffe, bois pour l’industrie, et la France s’est retrouvée déboisée. Or il fallait 3000 chênes centenaires pour fabriquer un navire de guerre. Colbert, pour sauvegarder la puissance maritime de la France, a fait planter des forêts qui sont encore debout aujourd’hui. À l’époque, on raisonnait à un siècle. Aujourd’hui, on raisonne à quelques années. Il faut changer de perspective temporelle.
Admettons que demain, un ou des métaux disparaissent, pourra t-on les remplacer ?
En fonction des applications, les métaux sont substituables entre eux. Exemple bien connu, le platine des pots catalytiques des voitures a été remplacé en partie par du palladium, lorsque son prix s’est envolé. Les industriels s’adaptent régulièrement aux évolutions de prix des ressources en les substituant par des solutions moins chères.
Bien entendu, si on mettait toute la recherche et développement sur ces questions, on pourrait trouver des solutions mais malgré tout, je pense qu’il y a certains métaux qui, lorsqu’ils seront moins disponibles, seront très compliqués à substituer, car leurs caractéristiques sont pour ainsi dire uniques. Difficile voire impossible de remplacer le cuivre pour sa conductivité dans les applications électriques, le nickel et le chrome pour leur résistance à la corrosion, l’étain pour les soudures – celles du plombier et celles des cartes électroniques – le tungstène pour sa résistance mécanique, les platinoïdes pour leurs effets catalyseurs…
Face à ce constat relativement alarmant, ne doit-on pas revoir notre mode de consommation ?
En consommant moins en effet, on peut inverser le cercle vicieux dans lequel on est entré. À l’heure qu’il est, il n’y a finalement que deux approches : soit on continue à appuyer sur l’accélérateur, soit on accepte de revoir un certain nombre de nos besoins.
Première piste, la pédale de l’accélérateur : faire le pari du tout technologique et continuer notre folle course en avant, basée sur la consommation à outrance et l’obsolescence programmée, en espérant qu’on pourra monter des filières de recyclage ultra efficaces (dont nous avons malheureusement montré les impossibilités et les limites techniques). L’humanité a toujours misé sur la technologie pour trouver les solutions, mais le tout technologique entraîne une accélération de la consommation en métaux rares qui nous reviendra en boomerang par la consommation d’énergie. Aujourd’hui, des ingénieurs tirent la sonnette d’alarme : ne comptez pas sur le tout technologique cette fois-ci ! Ce discours est frontal par rapport à notre croyance dans l’économie de croissance et le progrès, mais les faits sont là.
Reste l’autre piste, la pédale de frein : revoir drastiquement nos besoins. C’est le débat du superflu face au nécessaire, un débat difficile. Nous avons de nombreux moyens d’actions tant le gâchis actuel est énorme : limiter les usages dissipatifs inutiles, favoriser les circuits courts, faire en sorte que les produits que l’on fabrique durent le plus longtemps possible, aller vers la logique de la modularité, de la réparation, de la réutilisation. Si un composant tombe en panne, on ne change que celui-là, et pas le tout. C’est le retour de l’économie locale, de l’artisanat, de la main d’œuvre moins chère que l’énergie ou les ressources.
Faire croire que le gâteau des ressources, aujourd’hui partagé très inégalement, peut croître à l’infini, est une escroquerie qu’il nous faut dénoncer. Il vaut mieux une décroissance choisie, réfléchie, organisée et équitable, plutôt qu’une récession subie aux conséquences erratiques, dont la crise actuelle constitue les prémices.