La crise écologique est aussi une crise sociale, selon Hervé Kempf, éditorialiste au Monde. Les classes dominantes –appelées oligarchie par l’auteur- qui encouragent et profitent du modèle actuel, empêchent sa transformation.
Vos ouvrages s’articulent autour de la notion de crise écologique, comment la caractérisez-vous ?
Pour la première fois dans son histoire, l’humanité fait face à une crise écologique majeure et généralisée. Depuis son origine, il y a plus d’un million d’années, elle a vécu comme si le monde était infini. Mais nous découvrons depuis une ou deux générations que les matières premières, les sources d’énergies et les capacités de résistance et d’équilibre de l’écosystème global atteignent leurs limites. Nos générations se trouvent confrontées à cette mutation culturelle immense, qui est d’adapter l’énergie de l’humanité à la finitude du monde.
Qui sont les responsables de cette crise ?
Une question plus pertinente serait de se demander qui sont les responsables de l’absence de réaction face à cette crise. Car elle découle d’une séquence historique, qu’on peut faire commencer par la révolution cartésienne en Occident et qui s’est poursuivie au travers de la révolution industrielle. L’homme a pris conscience qu’il pouvait changer le monde et il l’a transformé radicalement devenant, comme le disent nombre de scientifiques, une force géologique. Cela a conduit, malgré d’incontestables succès, à la crise que nous connaissons.
Nous en avons pris conscience depuis les années 1960, et depuis elle n’a cessé de s’aggraver, de manière de plus en plus évidente. Mais cette prise de conscience ne s’est pas traduite par une réorientation de nos économies et de notre culture de consommation, en large partie parce que les classes dirigeantes, que je nomme oligarchie, ont bloqué cette réorientation, en maintenant la fiction que la production matérielle illimitée resterait toujours possible.
Cette oligarchie s’est particulièrement constituée au cours des trente dernières années, qui ont vu une progression forte des inégalités dans tous les pays occidentaux, en rupture avec la situation antérieure qui voyait, entre la fin des années 1940 et 1980 une stabilité du partage des richesses entre capital et travail. Un groupe hyper-riche s’est ainsi constitué, contrôlant les leviers de pouvoir politique, économique et médiatique, et imposant sa vision au reste de la société. En particulier, son mode de vie de gaspillage et de surconsommation est devenu le modèle culturel de notre époque, diffusé par les médias et la publicité. Ce modèle et cette vision d’une croissance matérielle portent une très lourde responsabilité dans la crise actuelle.
Justement, vous liez la crise écologique aux inégalités sociales. Les premières ne sont-elles pas un reflet des secondes ?
L’obsession de la croissance matérielle est entretenue par le système. Il s’efforce de maintenir, voire d’améliorer un peu, les conditions de vie des gens pour leur faire oublier, d’une part, l’accroissement des inégalités et, d’autre part, la gravité de la crise écologique. Cela constitue un des leurres de la croissance. De ce fait, il n’y a pas de remise en cause des inégalités, ce qui contribue à maintenir cet ordre social injuste.
Les médias sont-ils en mesure de traiter les questions d’inégalités ?
Bien sûr, mais ils le font très peu. Pourquoi ? Parce que les plus influents d’entre eux appartiennent à l’oligarchie et mettent en forme son discours – qui minimise la question sociale. A l’échelle planétaire, l’inégalité nord-sud est aussi négligée, alors que les pays pauvres subissent davantage les nuisances. Dans nos sociétés aussi, les pauvres sont aussi en première ligne pour subir le dégât environnemental. Regardons par exemple qui habite à proximité des autoroutes et des usines ou qui doit faire ses courses au supermarché hard-discount où se trouve la nourriture la moins chère, produite industriellement avec des pesticides.
Une partie non négligeable de la population aspire à une augmentation de son niveau de vie. N’est-ce pas contradictoire ?
Non, ce n’est pas contradictoire. Une amélioration des conditions d’existence est indispensable pour les plus pauvres, mais le niveau de vie matériel des classes moyennes dans les pays occidentaux ne peut plus augmenter et doit même décroître. Il nous faut réorienter l’activité collective vers des domaines à moindre impact écologique, répondant mieux aux besoins sociaux, et capables de créer de nombreux emplois : l’éducation, la santé, la culture, une autre agriculture, une autre politique de l’énergie et des transports, etc.
Mais pour aller dans cette direction, une condition essentielle est de réduire drastiquement l’inégalité : afin que les classes moyennes occidentales sentent que la transformation écologique se fait dans l’équité, et aussi pour changer le modèle de surconsommation qui est propagé par l’oligarchie.
Quelles alternatives proposer ?
Les alternatives et les solutions existent déjà. Les mouvements altermondialistes et écolo les proposent depuis des années, avec de plus en plus d’idées fortes et d’exemples concrets. Pour l’économie, on peut citer le Manifeste des économistes atterrés, Tim Jackson et Jean Gadrey. Pour l’énergie, les scénarios de Negawatt. Pour les idées écologistes, la sobriété heureuse de Pierre Rabhi et la décroissance de Serge Latouche, Paul Ariès et bien d’autres. Et sur le terrain, des milliers d’expériences alternatives qui marchent bien, et qui vont des AMAP à l’agriculture biologique en passant par les sociétés coopératives et les villes en transition.
Pour aller dans cette direction, il y a aussi un enjeu impalpable mais tout aussi important : parvenir à sortir de la culture individualiste dans laquelle nous enferme le capitalisme pour retrouver le goût de la communauté, le sens de l’intérêt général, le souci du bien commun.
Que manque-t-il à ce contre-modèle pour l’emporter ?
Les mesures à entreprendre, les systèmes, les lois, c’est indispensable, mais il y faut l’esprit qui les fait vivre. Nous sommes nombreux à avoir conscience de la gravité des problèmes, comme les internautes de GoodPlanet sans doute, pourtant cela ne suffit pas. Que continue-t-on de regarder le soir à la télé ? Des feuilletons et des émissions qui propagent la culture dominante, dépolitisée et prônant la consommation. De même, les médias les plus importants ne donnent que des aperçus très partiels et anecdotiques du contre-modèle. L’information joue donc un rôle essentiel dans la transformation nécessaire. Et puis, pour reprendre l’idée de la philosophe Cynthia Fleury, il nous faut recultiver le sentiment du courage, ne pas se résigner. Avoir le courage de changer soi, à titre personnel, mais aussi, celui de changer avec les autres. Il reste encore un élan collectif à inventer pour échapper à ce qui nous conditionne à accepter la situation présente sans bouger. C’est de ce courage qu’ont fait preuve les Tunisiens et les Egyptiens. Redécouvrir et redonner une valeur à la vertu dans nos actions, surtout en politique, me semble indissociable de la réflexion sur les politiques à mener.