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Par Aude de Kerros – Graveur, peintre et essayiste

A partir du milieu des années 1990 le marché de l’art de la création actuelle s’est fracturé. Deux types de marchés ont alors apparu : l’un purement financier et l’autre fantomatique en raison de son absence de visibilité.

Oeuvre d'art chinoise symbolisant la crise financière

Le «monopsone caché»

• — Le règne des réseaux

Un seul type de marché règne sur l’international, celui de «l’art contemporain» dont la caractéristique est le fonctionnement en réseau, en cercle fermé, sécurisant la valeur. Les œuvres aux formats géants, principalement conceptuels, réservés aux hyper-riches, atteignent des prix pharamineux. Le délit d’initiés et la pratique du trust sont le moteur de la valeur. Toute la chaîne des producteurs de la consécration monétaire y sont présents.

Le collectionneur dominant, également propriétaire d’une Fondation, d’une maison de vente, de galeries, de médias ou de sociétés acheteuses d’espaces publicitaires, est entouré de ses amis collectionneurs cooptés et prêts à entrer dans le jeu de la spéculation. Il entretient les meilleures relations du monde avec l’État qui légitime ses choix en les exposant dans les lieux du pouvoir et du grand patrimoine. Ce marché truqué accapare par son spectacle toute la visibilité et les circuits d’argent, rejetant dans l’ombre les marchés ouverts. La limite du «financial art» est cependant la survie de son réseau.

• — Le marché des «émergeants»

Un marché plus ouvert sous-tend cependant ce système fermé : le marché dit des artistes «émergeants» soutenu par un premier réseau composé d’écoles d’art, de galeries et d’institutions. A New York, les candidats à la cooptation par les réseaux «financiers» ont 4 ans pour y entrer. S’ils échouent, mieux vaut changer d’activité !

Les marchés fantômes

• — Le «Marché aux Puces»

Cette appellation peu valorisante est due à la grande quantité d’œuvres hétéroclites proposées sur ce marché anarchique, dispersé, divers, multiforme. Le bon et le pire sont au même niveau. Il n’y a pas de filières de reconnaissance. Les prix sont modestes, les amateurs cherchent le coup de cœur, c’est un vrai marché mais l’absence d’évaluation cultivée a pour conséquence un effondrement progressif de la valeur intrinsèque de l’art proposé à la vente.

• — Les petits marchés

Dans des lieux confidentiels, connus d’amateurs raffinés et cultivés mais souvent aux moyens limités, des œuvres telles que la gravure, ou même la sculpture, bénéficiant d’un tirage limité, sont achetées et collectionnées par un public de connaisseurs. Il y a des trésors sur ces marchés.

• — Quelques galeries de bon niveau existent

Elles pratiquent le soutien de courants divers et importants quoique invisibles médiatiquement. Elles tâchent de trouver les meilleurs artistes et de les défendre sur le long parcours que suppose une véritable création. Il en est d’anciennes dans le métier, les plus connues ont été mises à la porte de la FIAC et des Foires internationales vers 1993, malgré leur succès sans faille. Elles étaient présentes à la FIAC dès le début et pendant 17 ans. La raison de l’exclusion a été le mot d’ordre «Pas de peinture ! Pas de sculpture ! Pas de gravure ! Le concept seul est admis !» C’est à ce moment-là que le marché de l’art actuel s’est scindé en deux. Quelques nouvelles galeries de ce genre ont vu le jour ces dernières années. Elles croient à l’art et résistent face à l’AC, par conviction, par esprit d’aventure… Les prix y sont raisonnables et les amateurs achètent par goût, la spéculation n’est pas leur priorité.

• — Les galeries hors de France

La fermeture du système atteint un paroxysme en France. La peinture y est condamnée par l’État lui-même. Son autoritaire gouvernance de la création n’a autorisé que le concept, trente ans durant. Le marché intérieur a été profondément perturbé par une sorte de concurrence déloyale et un accaparement des lieux prestigieux, des médias, des mécènes et des collectionneurs. Bon nombre d’artistes français renommés vivent grâce à des galeries hors de France.

D’autres solutions ont permis de faire face à cette grande perturbation de l’évaluation de la valeur artistique :

• — Le cercle d’amateurs :

Des personnes se sentant concernées par la valeur d’une œuvre soutiennent un artiste qui apparaît peu ou pas sur les marchés. Ce cas de figure a concerné, par exemple, le peintre Balthus pendant la dernière partie de sa vie. L’œuvre peu abondante et à contre-courant a pu être menée à bien grâce à quelques collectionneurs passionnés.

• — Le marché reporté à plus tard :

Je citerai le cas extrême d’un peintre aux œuvres d’une grande harmonie et virtuosité, «inadmissibles» par ce fait. N’ayant pas d’héritiers directs, elle a prévu bien avant sa mort de murer son fonds d’atelier dans une cave pour n’être ramené à la vue que 50 ans plus tard. Des solutions proches sont pratiquées mettant à contribution le «mécénat amoureux» et le «conservatoire familial» qui permet de remettre à plus tard l’essentielle évaluation d’une œuvre de valeur.

Dans le monde de la création, si «l’AC» est le miroir des produits financiers, par contre le cinéma, la musique, le design, la littérature ont tendance à devenir des «produits de consommation» de masse. L’art contemporain «produit financier» n’a aucune légitimité, par contre la production «mainstream» de «produits culturels» se justifie et peut même être de qualité. Il ne faut cependant pas perdre de vue que l’art obéit à d’autres nécessités que celles de la rentabilité, de l’événement, du marketing et meurt sans un espace de gratuité et de liberté. La civilisation est à ce prix.

Les Échos via Polémia

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