La dernière parade des enseignes de distribution face à la fuite de leurs clients vers l’e-commerce ? Le merchandising sensoriel. Ouïe, toucher, goût, vision, odorats, elles usent et abusent de tous les sens pour rendre leurs boutiques plus attrayantes, et y faire revenir les chalands. Mais, si l’intérêt en terme de notoriété est évident, l’impact du merchandising sensoriel sur les chiffres de vente reste à démontrer. D’autant plus que des questions d’éthique, en matière de manipulation du libre arbitre, peuvent polluer l’atmosphère.
Qui a dit que l’argent n’avait pas d’odeur ? “Créez-moi une senteur de vacances à l’entrée et une autre d’argent dans les salles de jeux”, a demandé, dans son cahier des charges, le patron d’une grande chaîne de casinos français à Vincent Garreta, dirigeant de la société Pantheos, expert en marketing olfactif. Selon le spécialiste, après avoir diffusé monoï et iode dès les tourniquets et parfums plutôt lourds et musqués vers les tables de jeux, le temps passé par les joueurs aurait été augmenté de 15 à 20 minutes.
Poudre de perlimpinpin ou réelle technique de vente ? Aux Etats-Unis, le débat sur le marketing sensoriel a coupé court : la technique a été depuis longtemps adoptée sans scepticisme. En France, la pratique est plus récente et certainement moins revendiquée. Sur les lieux de vente, le concept reste pourtant le même : créer une atmosphère multisensorielle exclusive autour des produits et de leur marque.
L’objectif est d’éveiller inconsciemment l’intérêt du consommateur, en créant une proximité affective favorable à l’optimisation des ventes. Une stratégie de différenciation autrement que par le prix. Les convaincus du marketing sensoriel prétendent même répondre à une aspiration grandissante des consommateurs : le désir d’aventure et de divertissement dans l’acte d’achat.
“Ce n’est pas de la science-fiction. On connaît bien les process de traitement de l’information du cerveau humain. On peut donc en exploiter les faiblesses et les avantages”, explique le professeur Jean-Marc Fellous, docteur en psychologie et chercheur en neurosciences à l’université d’Arizona, Etats-Unis.
Différentes méthodes permettent de scruter notre disque dur neuronal, pour fournir des données quant à ses réactions lorsque ses sens sont stimulés. Les études comportementales, via des panels, établissent des statistiques sur nos postures. Les démarches psychophysiques analysent les mouvements oculaires ou par conductivité avec des électrodes, nos réponses à des plaisirs ou à des peurs – selon le principe du détecteur de mensonge. Autre technologie scientifiquement plus poussée : celle qui consiste à identifier les zones du cerveau qui s’activent.
L’imagerie par résonance magnétique est un must qui coûte tout de même la bagatelle de 250 euros l’heure, pour la location du scanner et du technicien. A la croisée de la psychologie, de la médecine et de la biologie, les neurosciences appliquées au marketing traditionnel permettent à l’entreprise d’accroître la connaissance qu’elle a de son client. Certaines marques ont compris que l’investissement pouvait être rentable.
Le fumet des viennoiseries dans le métro relève de la préhistoire. Les enseignes préfèrent aujourd’hui pianoter sur les cinq sens. L’enseigne Natures et Découvertes diffuse ainsi dans ses magasins, et parfois à l’extérieur, des odeurs de cèdre rappelant celles des crayons fraîchement taillés de notre enfance, tout en stimulant l’ouïe par des bruits évoquant la nature. Une démarche de pionnier, engagée au début des années 1990. Abercrombie et Fitch, dans le secteur du prêt-à-porter, combinent éclairage, musique, signature olfactive et représentations sociales par l’aspect vestimentaire de ses vendeurs.
Tout un ensemble de facteurs qui excitent nos instincts, voire nos émotions. “Prenez le son de l’eau qui coule, explique le professeur Jean-Marc Fellous. Il est plutôt rassurant car associé à l’acte d’uriner qui vient nous soulager.” Basique et soi-disant efficace.
“Auparavant, nous savions que ces stimulations sensorielles marchaient, mais sans vraiment comprendre pourquoi. Aujourd’hui, nous avons accès à des données scientifiques qui permettent de mieux exploiter les techniques de vente”, précise Michel Badoc, professeur émérite de marketing à HEC, et coauteur de l’ouvrage Le Neuromarketing en action. En d’autres termes, le merchandising sensoriel contribue à transformer les magasins en lieux d’envies et de désirs. Selon Michel Badoc, s’ils sont bien conçus, les espaces multisensoriels augmenteraient les ventes d’au moins 10 %.
Un constat qui n’est pas négligeable, au regard de la concurrence du Net. “L’acte d’achat se déplace progressivement sur le Web. Les points de vente physiques sont contraints de proposer aux consommateurs bien plus que leurs produits. Ils doivent devenir des espaces sensoriels où les gens se sentent bien, et ont envie de rester plus longtemps”, explique Michel Badoc. Un temps supplémentaire qui, de facto, va agir sur une décision d’achat s’éloignant du rationnel, pour se rapprocher de l’instinctif.
Certes, le marketing a toujours cherché à créer le besoin du consommateur. Bien présenter ses produits, les rendre plus attrayants que ceux de ses concurrents, susciter le désir sont les piliers même du marketing. Celui des sens introduit deux approches supplémentaires, en scénarisant l’espace : les expériences vécues par le client au contact du produit et de son environnement, et la relation intime qui peut en découler. Une démarche qui ne mise plus sur le “one shot”, mais sur la pérennisation du dialogue entre l’enseigne et son acheteur potentiel.
Les sens dans tous les secteurs
Les constructeurs automobiles ont clairement identifié cette proximité affective. Le degré élevé d’attachement et d’intimité entre la voiture et ses utilisateurs est démontré. Une raison suffisante pour que PSA se penche très sérieusement sur les perceptions de ses conducteurs, depuis près de vingt ans. La douzaine de professionnels de l’équipe Couleurs et Matières compose, à partir de tests panels, la carte d’identité sensorielle la plus favorable pour le véhicule qui sortira de ses chaînes de montage.
“Nous travaillons principalement sur le toucher, le visuel, et l’ouïe”, précise Béatrice Daillant Vasselin, responsable des aspects des matériaux, des décors intérieurs et extérieurs chez PSA. “Les grains des textures comme le cuir, l’impression de robustesse et de sécurité d’une planche de bord et les sons polyphoniques – clignotants, bouclage de ceinture – sont intégrés très en amont du projet de développement du véhicule.” Quant aux coûts de ces recherches et de leurs retombées en termes de chiffres d’affaires, le silence est de mise.
Le luxe, le prêt-à-porter, l’agroalimentaire sont les utilisateurs les plus courants, mais d’autres secteurs leur emboîtent le pas. C’est bien volontairement que les hard-discounters, dans l’alimentaire, laissent les produits dans des cartons sur des étagères rudimentaires fortement éclairées. L’important étant que le client sente que seul l’effort est porté sur les prix imbattables, sans autres fioritures. Même les assureurs et les banques se prêtent au jeu. La Maaf a conçu ses points d’accueil selon le principe des lieux polysensoriels, tandis que le Crédit Suisse injecte des parfums de vanille dans ses agences.
Antoine Doublé et Charles Bellané, deux ingénieurs fraîchement diplômés de 26 ans, ont flairé le bon filon. Leur toute jeune société, Zamensis, propose des solutions interactives sur les lieux de vente. De discrètes caméras scrutent les visages des consommateurs. En temps réel, un algorithme analyse les zones d’ombre du faciès et la direction des pupilles. Le résultat, quasi immédiat, révèle la durée d’attention que le client porte sur un produit exposé dans le magasin. Se déclenchent alors plusieurs animations, qui ont pour vocation d’apporter des informations ciblées au futur client. Un éclairage va soudain illuminer le produit convoité, associé à une vidéo qui en présentera les vertus, et une animation sonore qui laissera une empreinte mémorielle.
“Notre objectif est de transformer le visiteur en acheteur, et donc d’augmenter le panier moyen”, assure Charles Bellané. Ce système malin requiert peu de matériel : des boîtiers caméra intelligents d’une valeur de 890 euros pièce, reliés à un ordinateur équipé d’un logiciel ad hoc. Aucune autorisation n’est nécessaire, puisque les images ne sont pas archivées. L’enseigne Franck et fils, et le flagship store d’EDF, avenue de l’Opéra à Paris, en sont par exemple dotés.
Le marketing sensoriel devient une arme tout à fait personnalisable aux contours multiples. Les nouvelles technologies favorisent le zoning : selon les rayons du magasin, plusieurs odeurs, lumières ou musiques seront utilisées. En fonction des heures de la journée, l’éclairage et le volume sonore sont modulés. Une adaptation souple qui offre aux espaces de vente le luxe de se vêtir de leurs plus beaux atours pour attirer et captiver leurs différentes cibles. Rien n’est laissé au hasard.
Validation scientifique ?
Augmentation des ventes de 10 à 15 %, consommateur flânant plus longtemps dans les magasins… les arguments en faveur du marketing sensoriel vont et viennent, et sont proclamés par les marques elles-mêmes ou par leurs prestataires. Si aucun doute ne subsiste quant aux connaissances des mécanismes neuronaux face aux stimuli sensoriels, les études in vivo manquent cruellement d’une validation scientifique pour sceller les indiscutables bénéfices du marketing sensoriel. Parole de scientifique, il n’est pas aussi facile de guider à son insu un consommateur vers la caisse d’un magasin. La décision d’achat est pour le moins complexe. Les paramètres prix et besoin ne sont évidemment pas à écarter.
Aux Etats-Unis, des chercheurs s’intéressent de près à la neuro-économie, afin de comprendre la façon dont nous prenons une décision dite d’investissement. En attendant les enseignements de ce décryptage, le merchandising sensoriel joue sa partie avec une certaine dose d’irrationnel. La vision, le goût et le toucher sont des sens bien connus et maîtrisés, au contraire de l’odorat, encore empli de mystères.
L’être humain, on le sait, peut distinguer jusqu’à 400 000 odeurs différentes. Mais un parfum peut-il susciter la même émotion chez chacun ? A l’heure qu’il est, rien ne permet de l’affirmer. Une odeur jugée bonne par les uns, peut facilement être perçue comme nauséabonde par les autres. Selon les experts en neurosciences, l’odeur fait appel à une partie du cerveau dite “vestigiale”. Les effluves rappellent d’une manière très puissante des souvenirs, activent des mémoires très anciennes et personnelles. De là à affirmer qu’elles sont agréables au plus grand nombre… Il semble que nous ayons chacun notre propre recette de la madeleine de Proust.
Pour autant, l’identité olfactive représente un vrai marché. Des grandes surfaces, comme Auchan ou Carrefour, donnent des inflexions de parfum aux rayons agrumes pour favoriser l’envie. Certaines chaînes de restaurant utilisent des neutraliseurs d’odeurs tout en diffusant simultanément et artificiellement des parfums de toasts grillés.
La ligne jaune du libre arbitre
Interrogée sur le sujet, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) adopte une attitude perplexe sur les moyens de détecter les dérives du merchandising sensoriel. A ce jour, le texte de référence reste le code de la consommation et tout particulièrement son article L 121-1, consacré aux pratiques trompeuses. Une loi qui ne prévoit en aucun cas l’approche sensorielle comme outil de stimulation des ventes. D’ailleurs, et toujours selon un porte-parole de la DGCCRF, il n’existe pas de procédures en cas de plainte pour manipulation. Les services compétents s’adapteront en temps voulu, faute d’avoir eu au moins un cas à traiter.
La question du détournement du libre arbitre du consommateur est néanmoins légitime. Quand peut-on parler de démarche subliminale ? Où poser le curseur du seuil de conscience et d’inconscience ? “Le marketing sensoriel mérite d’être encadré éthiquement et déontologiquement”, préconise Michel Badoc. Pour les marketeurs conquis, une enseigne qui utiliserait de manière peu respectable les techniques de marketing sensoriel y verrait très vite des contre-effets. “Il est facile de tricher pour conquérir un client, mais certainement pas aisé de le duper si on veut le fidéliser”, ajoute le professeur d’HEC.
Une des parades qu’offriraient le cerveau contre les éventuelles manœuvres illusionnistes serait la connaissance de la pratique. Plus le consommateur est informé des techniques employées par le marketing sensoriel, mieux il prendra une décision raisonnée.
Outre-Atlantique, le marketing sensoriel s’épanouit sans complexes. Les marques françaises sont, quant à elles, beaucoup plus frileuses. L’ouïe semble peu développée lorsqu’elles sont interrogées sur les procédés qu’elles développent. Un signe, peut-être, que le marketing sensoriel ne provoquerait pas systématiquement et de prime abord la bonne humeur et le bien-être du consommateur.
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Information et technologies
Le merchandising sensoriel jusque sur les boutiques en ligne
26 millions de foyers français sont connectés au haut débit, et 38,8 millions de jeux vidéo ont été vendus en France 2009. Bien qu’inattendue pour ce secteur, c’est une manne formidable pour le marketing sensoriel, qui peut envisager avec sérieux de transposer ses méthodes au multimédia. L’apparence graphique des pages Web, le design, les musiques et bruitages des jeux vidéo font déjà l’objet de toute l’attention des concepteurs.
L’odorat, en revanche, peut paraître plus ardu à exploiter. C’était sans compter sur les nouvelles technologies, qui offrent des débouchés surprenants. La société Exhalia, créée par Yvan Regeard, ancien ingénieur chez France Télécom qui a travaillé sur le Web parfumé, repousse les limites du genre. Avec ses équipes, il a développé un logiciel qui synchronise image, son et odeur sur des supports multimédias et sur le Web.
A l’instar des cartouches d’encre d’une imprimante, de multiples effluves sont regroupés dans un boîtier diffuseur qui, selon l’effet recherché, se mélangent pour produire un parfum à un moment précis du visionnage ou de la navigation sur des sites. Secteur vinicole, parfumerie et cosmétologie, agroalimentaire sont quelques-uns des secteurs clients de cette start-up.
Autre application pour le Net : la clé USB odorante. Exhalia a développé, pour Jean Paul Gaultier, un périphérique portatif qui, une fois connecté à l’ordinateur, invite l’internaute sur le site Web de la marque et diffuse, selon les pages qu’il visite, les odeurs de ses parfums. La marque peut alors créer un parcours olfactif en fonction de ses choix éditoriaux. Mais ce n’est pas tout. La télévision constitue également un outil que le marketing sensoriel entend bien utiliser.
“Nous sommes actuellement en discussion avec un network américain, pour diffuser des odeurs pendant une émission télévisée culinaire. Certaines d’entre elles seront réservées aux plages des annonceurs, qui valoriseront autrement leurs produits”, précise le dirigeant d’Exhalia. Regarder sur son écran de télévision, installé confortablement sur son divan, la préparation d’un lapin aux pruneaux tout en humant son odeur, ce sera bientôt possible. Encore faut-il que cette senteur soit perçue par tous comme succulente. Ce qui est loin d’être démontré.
Dernière application en date, les jeux vidéo : “Le premier effet est immersif. Le joueur prend plus de plaisir et tient ses manettes plus longtemps en main”, explique Yvan Regeard.