« « Déracinés de tous les pays, unissez-vous sous l’égide du marché mondial ! » ; tel pourrait donc être, en somme, le nouveau mot d’ordre de la gauche libérale. »
Le lecteur du nouvel essai de Michéa ne sera guère surpris. Le thème central en est à peu près toujours le même : démontage en règle du libéralisme, critique de la Gauche d’un point de vue authentiquement socialiste (donc réactionnaire), défense des gens ordinaires. Aucune surprise donc, mais seulement a priori, car en repartant d’Orwell anarchiste tory en 1995 jusqu’à son dernier bouquin intitulé La double pensée en 2008, on comprend tout de suite l’intérêt de ce nouvel opuscule.
Il ne s’agit ni plus ni moins que d’un degré supplémentaire – et à mon avis son plus complet – dans la somme qu’il constitue depuis plus de quinze ans. Sociologie, histoire, philosophie, anthropologie, toutes les disciplines sont ici convoquées dans un substantiel bouillon de culture.
Au regard des sociétés humaines, du quotidien des gens ordinaires et de la socialité propre à chaque civilisation, une certitude apparaît : le mythe progressiste et libéral (pléonasme) est une aberration. Chacun en rirait s’il ne provoquait toutefois tant de souffrances et ne menaçait pas de toujours plus tout emporter sur son passage. Michéa s’inscrit en faux [contre] cette théologie.
Comme Maurras en son temps – mais sans être réactionnaire contre-révolutionnaire – il invite néanmoins à revenir sur nos pas pour corriger urgemment les ravages des malades du complexe d’Orphée : ceux qui par peur de perdre Eurydice se doivent de ne jamais regarder en arrière, vers un passé sombre, nauséabond et intrinsèquement fasciste, cela va de soi.
Seront ici privilégiés les éléments nouveaux de la réflexion de Michéa, bien que sa manière de démontrer l’alliance objective entre « sociologues de gauche et économistes de droite » soit toujours aussi brillante, tout comme la corrélation entre l’extrême-gauche libérale et le MEDEF (Schweitzer, ancien directeur de la HALDE, est président du MEDEF international et membre éminent du Siècle, apprend-on ; quant à Cordier et Hessel l’indigné citoyen sans-frontières, ils ont fourni avec leur club Jean Moulin plusieurs cadres à la Trilatérale) et la mise au pilori de la bêtise et de l’incompétence du « néo-journalisme ».
Historiquement, la Gauche n’est pas le socialisme. Le terme de Gauche désignait au contraire depuis le début du 19ème siècle le parti du Mouvement et du Progrès, inspiré par les Lumières. Fatalement, leurs adversaires tombaient sous la dénomination de Droite, laquelle était encore au 19ème siècle partisane de la Restauration. Le socialisme ouvrier, mouvement indépendant, entendait rester une force de troisième voie.
Ce n’est qu’avec l’affaire Dreyfus que notre « géométrie électorale » s’est polarisée de manière bipartite (1), lorsque les socialistes décidèrent de faire alliance avec la Gauche pour défendre le « front républicain ». A partir de là, le socialisme fut à tort assimilé au progressisme. Ce, malgré les dernières tentatives ouvrières pour rester autonomes : le syndicalisme révolutionnaire et la charte d’Amiens.
Les deux modèles civilisationnels, Socialisme et Gauche, sont profondément antinomiques. La Gauche entend édifier une société nouvelle, construite sur la ruine des enracinements et de l’expérience sensible, et fait l’apologie du bougisme (Michéa parle de gauche kérosène, « celle pour qui le déplacement perpétuel est devenu une fin en soi »). Le croyant de gauche récuse l’idée que les choses pouvaient être mieux avant, ce qui mène aujourd’hui à un véritable double bind : les « socialistes » critiquent la dégradation de la vie des classes populaires, mais refusent tout de même de reconnaître que les choses étaient mieux avant, sous peine d’hérésie au dogme.
Le progressisme est une Réaction inversée, adepte du « ce sera mieux demain » perpétuel, aidé par la surenchère mimétique des crétins de l’extrême-gauche. Rien ne saurait donc faire obstacle aux droits de l’homme, toute critique est perçue comme une discrimination. Michéa nous offre ici l’exemple récent de l’affaire Zemmour (voir annexe de la présente fiche [de lecture]) et des arguments illogiques au possible du système et de ses accusations de crime-pensée. La seule discrimination que tolère cependant le système reste bien entendu la discrimination de classe, que l’écart jusqu’alors jamais vu entre salaires vient confirmer tous les jours.
Résumé d’un mot, la défense du peuple est le populisme. L’antipopulisme de la Gauche est donc une démophobie. Michéa en conclut donc logiquement, par ce qu’il nomme le « théorème d’Orwell », que « quand l’extrême-droite progresse chez les gens ordinaires (classes moyennes incluses), c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger. »
Car en fin de compte, quelles sont les valeurs propres aux gens ordinaires ? Pas que d’aujourd’hui, mais dans les diverses civilisations et à travers les âges ? La continuité historique, l’enracinement et la filiation. Bref, l’identité, ce minimum de valeurs partagées qui permettent d’établir les bases d’une société décente autour d’un fait social total qui fasse sens pour la collectivité. C’est-à-dire qu’une base anthropologique viable ne saurait passer outre certains éléments conservateurs, dont la permanence doit être assurée et reproduite sous peine de chaos.
La famille, l’effort physique comme « clé ultime de tout perfectionnement individuel et de toute estime de soi », l’attachement à une éthique défiant le pur technicisme du pragmatique contemporain, telles sont les valeurs indépassables d’une société qui entend jeter des bases saines et fécondes pour sa reproduction. Michéa reste toutefois lucide, et c’est pour cela qu’il parle de la décence comme base de départ. Une conscience morale et la bonne volonté des gens ordinaires ne suffit pas à faire fonctionner une société décente, il faut y adjoindre des connaissances techniques.
Politiquement, que choisir ? Le socialisme ouvrier est-il souhaitable ? Une fois de plus, Orwell représente pour Michéa une piste de réflexion privilégiée. On le sait, l’Anglais aimait provoquer en se qualifiant d’anarchiste tory (anarchiste conservateur) – un anarchisme par-delà droite et gauche, quand on le lit. Il serait une alternative face à « l’anarchisme de pouvoir » (le sadisme) dont parle Pasolini et que reprend Michéa. Cet anarchisme tory ne représente cependant pas de contenu distinct, mais peut proposer des éléments viables.
L’anarchisme suppose ici de mettre fin à la domination de classe, et non l’avènement d’une société sans classes. (2) La dimension conservatrice implique de ne pas confondre émancipation (socialisme ouvrier) et omni-modernisation (la Gauche) : savoir garder ce qui convient, tout en faisant preuve d’esprit critique sur les évolutions présentées comme des avancées. De plus, toute critique du capitalisme se doit de comporter des éléments conservateurs, qui seuls protègent les fondements de la vie en commun. Une fois de plus, il faut en revenir à l’originarité du cycle de don / contre-don, au fondement des sociétés humaines et qui suppose de savoir se fixer des limites.
L’individu socialisé doit donc devenir un sujet mature et apte à vivre de manière décente parmi ses semblables, loin de la soif de pouvoir de l’enfant gâté jouisseur et transgresseur : « C’est d’abord cette forme d’équilibre intuitif entre le « solitaire » et le « solidaire » qui constitue la marque la moins discutable d’un « anarchisme tory ». » Partant, ce que Michéa qualifie de moment « conservateur » de toute théorie radicale requiert de « restaurer des équilibres écologiques compromis par la « croissance » […] préserver les conditions morales, culturelles et anthropologiques d’un monde décent. » En premier lieu, restaurer les face à face contre les « réseaux sociaux » virtuels à la Facebook et Twitter.
Il convient pour cela de mettre fin au règne de l’économie de marché et à l’impératif de croissance – et ses indicateurs bidon comme le PIB ou l’IDH. Mais une société socialiste n’est pas une société collectiviste. Le secteur privé doit rester présent et la logique marchande un tant soit peu conservée. Si les besoins et les désirs des individus étaient collectivisés, un des fondements de la vie privée serait aboli, et le terrain propice au totalitarisme. Une société socialiste se doit donc de conserver un secteur privé, mais il faudra toutefois que celui-ci ne s’érige pas en marché comme c’est maintenant le cas.
L’économie doit être « réenchassée » dans un tissu de relations, pour reprendre Polanyi qui reste une référence fréquente de Michéa – renouer ainsi avec l’éthique des sociétés traditionnelles. En pratique, deux pistes nous sont ici proposées, avec 1) une partie des revenus réinjectée dans les « circuits courts » pour favoriser l’économie de proximité, qui favorise le tissu social, de par ce caractère justement de proximité et 2) nationalement ou internationalement, la mise en place de la « monnaie fondante » proposée par Silvio Gesell : « Sous ce nom, Gesell désignait une « monnaie socialiste » dont la valeur « fondait » progressivement avec le temps lorsqu’elle n’avait été ni dépensée pour couvrir les besoins quotidiens des individus ni épargnée dans le but de parer aux aléas inévitables de la vie. »
Comme Alain de Benoist, loin du centralisme destructeur jacobin, Michéa précise toutefois qu’une société socialiste est plurielle. Ainsi, une communauté locale pourra si elle le décide refuser le système de l’échange marchand.
L’enracinement est nécessaire pour trois autres raisons. 1) Le principe de mobilité présente un risque énergétique majeur, 2) il entraîne une généralisation de l’emploi, interchangeable, au détriment du métier (3), savoir acquis par l’homme et qui lui confère une relative autonomie, 3) un tel monde monde serait « peu propice à l’exercice d’un pouvoir populaire. » Sans territorialisation, la démocratie communale deviendrait un concept vidé de sa substance car dénué d’expérience historique et culturelle partagée. Ceci encouragerait notamment la corruption, par l’absence de proximité avec ses compatriotes. Sans pour autant interdire les voyages, Michéa note qu’une société décente refusera l’obligation du nomadisme.
Pour lutter effectivement contre le marché mondial, la prise de conscience doit être internationale – au sens de la coopération entre nations, l’exact opposé du cosmopolitisme libéral-libertaire. Un socialisme international qui se respecte se doit de respecter à son tour les cultures enracinées, libérées de l’aliénation occidentale des droits de l’homme et de la fausse bonne conscience humanitaire. Des médiations doivent pour cela être créées afin que les peuples puissent s’appréhender dans leur universalité tout en restant fidèles à leurs culture et identité.
Pour paraphraser Michéa, il nous faut promouvoir un monde commun de la diversité des cultures enracinées, avec une coopération des peuples, contre un monde de l’uniformisation libérale par le règne bicéphale du marché et du droit.
Enfin, philosophiquement, une société décente « implique, entre autres, qu’on réhabilite les idées de lenteur, de simplicité volontaire, de fidélité à des lieux, des êtres ou des cultures et, avant tout, l’idée fondamentale selon laquelle il existe (contrairement au dogme libéral) un véritable art de vivre dont la convivialité, l’éducation du goût dans tous les domaines et le droit à la « paresse » (qui ne saurait être confondue avec la simple fainéantise) constituent des composantes fondamentales. »
On l’aura compris, Michéa a définitivement franchi le Rubicon et rejoint le camp de la Bête Immonde du populisme. Contrairement au think tank PS d’Olivier Ferrand, Terra Nova, Michéa entend encore défendre les gens ordinaires et les formes saines de la socialité, bases indépassables d’une société décente.
Et s’il nous rappelle qu’Orwell était considéré comme le « Chesterton de gauche », Michéa est quant à lui un « Imatz de gauche », tant la lecture – comparative et complémentaire – des deux sommes que sont Par-delà droite et gauche d’Arnaud Imatz et de ce Complexe d’Orphée s’avèrent indispensables pour construire une troisième voie digne de ce nom, celle des inter-nationalistes anti-mondialistes contre le totalitarisme mondialiste du marché global et de ses serviteurs liberticides, que ceux-ci se situent à l’une ou l’autre « des deux ailes du château libéral. »
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Notes :
(1) Maurras faisait le même constat dès 1941, dans La seule France. Une entreprise qu’il nomma la « troisième révolution anglaise », faisant suite à 1789 et 1848.
(2) Michéa s’appuie très fréquemment sur Le Quai de Wigan de George Orwell, dont la lecture est recommandée afin de mieux cerner son socialisme et les reproches qu’il adressait déjà aux progressistes et professionnels de la révolution.
(3) Michéa opère la distinction suivante : le métier est le travail concret qui produit des valeurs utiles, tandis que l’emploi est le travail abstrait qui produit des valeurs d’échange.
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Citations :
« Puisque tout essai se doit d’avoir un titre, j’ai donc choisi de désigner sous le nom de complexe d’Orphée ce faisceau de postures a priori et de commandements sacrificiels qui définit – depuis bientôt deux siècles – l’imaginaire de la gauche progressiste. Semblable au pauvre Orphée, l’homme de gauche est en effet condamné à gravir le sentier escarpé du « Progrès » (celui qui est censé nous éloigner, chaque jour un peu plus, du monde infernal de la tradition et de l’enracinement) sans jamais pouvoir s’autoriser ni le plus léger repos (un homme de gauche n’est jamais épicurien, quelles que soient ses nombreuses vantardises sur le sujet) ni le moindre regard en arrière. »
« C’est pourquoi il devait inévitablement venir un temps – et nous y sommes, de toute évidence, arrivés – où, derrière la conviction autrefois émancipatrice qu’on n’arrête pas le progrès, il deviendrait de plus en plus difficile d’entendre autre chose que l’idée, à présent dominante, selon laquelle on n’arrête pas le capitalisme et la mondialisation. Car tel est bien, en vérité, le lourd tribut à payer (dont l’abandon par la gauche moderne de toute critique socialiste du mode de vie capitaliste ne représente qu’un effet secondaire) pour tous ceux dont le « complexe d’Orphée » continue à organiser – consciemment ou non – la compréhension de l’histoire et de la politique. Que ce soit en raison de leur appartenance sociale (les nouvelles élites mobiles du marché global) ou de leur rapport psychologique personnel à l’univers familial et à l’idée de filiation. C’est donc d’ici qu’il va falloir repartir si nous tenons encore à vivre dans un autre monde que celui qui advient. »
« Aux yeux de l’intellectuel de gauche contemporain, il va nécessairement de soi que le respect du passé, la défense de particularismes culturels et le sens des limites ne sont que les trois têtes, également monstrueuses, de la même hydre réactionnaire. »
« La religion du progrès épargne, par définition, à ses nombreux fidèles ce que Tocqueville appelait le « trouble de penser ». Devant n’importe quel « problème de société » – déjà présent ou bientôt à nos portes (comme, par exemple, la légalisation de l’inceste ou l’abolition de toutes les formes de « discrimination » entre l’homme et l’animal) –, un esprit progressiste n’est, en effet, jamais tenu par les contraintes de la réflexion philosophique. Il lui suffit de répondre – avec l’aplomb caractéristique de ceux qui savent qu’ils naviguent dans le sens de l’histoire – que de toute façon la discussion n’a pas lieu d’être puisqu’un jour viendra inévitablement où l’humanité rira (c’est la formule habituellement employée par les progressistes lors des débats télévisés) de ce que l’on ait pu s’opposer à une évolution du droit aussi naturelle et évidente. Dans une société progressiste intégralement développée, la philosophie n’aurait donc plus la moindre place (ou alors seulement en tant que théorie de la « déconstruction » perpétuelle des préjugés « conservateurs » et des idées « nauséabondes »).
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Annexe :
L’« affaire » Zemmour (pp.204-208)
« Lorsque le développement logique du libéralisme atteint le point où toute expression publique d’un jugement personnel ferme et précis (et l’existence des « nouvelles technologies » – à l’image du téléphone portable – permet aujourd’hui de rendre publique n’importe quelle conversation privée ou off) commence à être perçue comme une volonté perverse de nuire à tous ceux qui sont d’un avis différent, la société entre alors dans ce que j’ai appelé la « guerre de tous contre tous par avocats interposés ».
Les effets de cette guerre juridique moderne (qui, ne nous leurrons pas, n’en est encore qu’à ses débuts) apparaissent d’autant plus inquiétants que ceux qui se sont arbitrairement institués en gardiens officiels du temple libéral (mais le nom de policiers de la pensée leur conviendrait mieux) semblent à présent tenir la logique (et, avec elle, le vieux principe de contradiction) pour une fantaisie purement privée qui ne saurait, à aucun titre, peser le moindre poids dans un débat public (on reconnaît là l’une des conséquences extrêmes de cette curieuse épistémologie postmoderne pour laquelle la science elle-même ne serait, en fin de compte, qu’une simple « construction sociale » arbitraire).
De ce point de vue, la récente « affaire » Éric Zemmour est assurément emblématique. Ce journaliste (l’un des rares représentants du « néoconservatisme » à la française autorisé à officier sur la scène médiatique) ayant, en effet, déclaré, lors d’un débat télévisé, que les citoyens français originaires d’Afrique noire et du Maghreb étaient massivement surreprésentés dans l’univers de la délinquance (et notamment dans celui du trafic de drogue), la police de la pensée s’est aussitôt mobilisée pour exiger sa condamnation immédiate – voire, pour les plus intégristes, sa pure et simple interdiction professionnelle (Beruf verboten, disait-on naguère en Allemagne).
Je me garderai bien, ici, de me prononcer officiellement sur le bien-fondé de l’affirmation d’Éric Zemmour, et ce pour une raison dont l’évidence devrait sauter aux yeux de tous. Dans ce pays, l’absence de toute « statistique ethnique » (dont l’interdiction est paradoxalement soutenue par ces mêmes policiers de la pensée) rend, en effet, légalement impossible tout débat scientifique sur ces questions (un homme politique, un magistrat ou un sociologue qui prétendrait ainsi établir publiquement que l’affirmation de Zemmour est contraire aux faits – ou, à l’inverse, qu’elle exprime une vérité – ne pourrait le faire qu’en s’appuyant sur des documents illégaux).
Il n’est pas encore interdit, toutefois, d’essayer d’envisager toute cette étrange affaire sous l’angle de la pure logique (« en écartant tous les faits », comme disait Rousseau). Considérons, en effet, les deux propositions majeures qui structurent ordinairement le discours de la gauche sur ce sujet.
Première proposition : « la principale cause de la délinquance est le chômage – dont la misère sociale et les désordres familiaux ne sont qu’une conséquence indirecte » (comme on le sait, c’est précisément cette proposition – censée s’appuyer sur des études sociologiques scientifiques – qui autorise l’homme de gauche à considérer tout délinquant comme une victime de la crise économique – au même titre que toutes les autres – et donc à refuser logiquement toute politique dite « sécuritaire » ou « répressive »).
Seconde proposition : « les Français originaires d’Afrique noire et du Maghreb sont – du fait de l’existence d’un « racisme d’Etat » particulièrement odieux et impitoyable – les victimes privilégiées de l’exclusion scolaire et de la discrimination sur le marché du travail. C’est pourquoi ils sont infiniment plus exposés au chômage que les Français indigènes ou issus, par exemple, des différentes communautés asiatiques ». (Notons, au passage, que cette dénonciation des effets du « racisme d’Etat » soulève à nouveau le problème des statistiques ethniques mais, par respect pour le principe de charité de Donald Davidson, je laisserai de côté cette objection.)
Si, maintenant, nous demandons à n’importe quel élève de CM2 (du moins si ses instituteurs ont su rester sourds aux oukases pédagogiques de l’inspection libérale) de découvrir la seule conclusion logique qu’il est possible de tirer de ces deux propositions élémentaires, il est évident qu’il retrouvera spontanément l’affirmation qui a précisément valu à Zemmour d’être traîné en justice par les intégristes libéraux (« Le chômage est la principale cause de la délinquance. La communauté A est la principale victime du chômage. Donc, la communauté A est la plus exposée à sombrer dans la délinquance »).
Les choses sont donc parfaitement claires.
Ou bien la gauche a raison dans son analyse de la délinquance et du racisme d’État, mais nous devons alors admettre qu’Éric Zemmour n’a fait que reprendre publiquement ce qui devrait logiquement être le point de vue de cette dernière chaque fois qu’elle doit se prononcer sur la question.
Ou bien on estime que Zemmour a proféré une contrevérité abominable et qu’il doit être à la fois censuré et pénalement sanctionné (« pas de liberté pour les ennemis de la liberté » – pour reprendre la formule par laquelle Saint-Just légitimait l’usage quotidien de la guillotine), mais la logique voudrait cette fois (puisque ce sont justement les prémisses de « gauche » qui conduisent nécessairement à la conclusion de « droite ») que la police de la pensée exige simultanément la révocation immédiate de tous les universitaires chargés d’enseigner la sociologie politiquement correcte (ce qui reviendrait, un peu pour elle, à se tirer une balle dans le pied), ainsi que le licenciement de tous les travailleurs sociaux qui estimeraient encore que la misère sociale est la principale cause de la délinquance ou qu’il existerait un quelconque « racisme d’État » à l’endroit des Africains (au risque de découvrir l’une des bases militantes privilégiées de la pensée correcte).
Le fait qu’il ne se soit trouvé à peu près personne – aussi bien dans les rangs de la gauche que dans ceux des défenseurs de droite d’Éric Zemmour – pour relever ces entorses répétées à la logique la plus élémentaire en dit donc très long sur la misère intellectuelle de ces temps libéraux.
On en serait presque à regretter, en somme, la glorieuse époque de Staline et de Beria où chaque policier de la pensée disposait encore d’une formation intellectuelle minimale. Dans la long voyage idéologique qui conduit de l’ancienne Tcheka aux ligues de vertu « citoyennes » qui dominent à présent la scène politico-médiatique, il n’est pas sûr que, du point de vue de la stricte intelligence (ou même de celui de la simple moralité) le genre humain y ait vraiment beaucoup gagné. »
(Merci à Boreas)