Depuis son indépendance en 1832, la Grèce connaît des déboires financiers à répétition. Les observateurs de l’époque mettent en cause l’incapacité du gouvernement à lever des impôts et la folie des grandeurs qui lui fait entreprendre des guerres ruineuses contre l’Empire ottoman.
Après un séjour de deux ans à Athènes, l’écrivain français Edmond About publie en 1854 un livre, La Grèce contemporaine, qui connaît un très grand succès en France. Au chapitre « Finances », il écrit : « La Grèce est le seul exemple connu d’un pays vivant en pleine banqueroute depuis le jour de sa naissance. »
La Grèce a été reconnue comme Etat en 1832 après sept ans d’une guerre de libération nationale contre l’Empire ottoman soutenue par un grand mouvement libéral philhellène avec Byron, Chateaubriand et tous les Bernard-Henri Lévy de l’époque, coordonné et en partie financé par le banquier genevois Jean-Gabriel Eynard. Une alliance militaire de circonstance entre l’Angleterre, la France et la Russie a forcé l’empire à céder.
Toutefois, les puissances qui aident alors l’Europe orientale à se débarrasser du joug ottoman la voient comme leur tiers-monde, jouets nécessaires à leurs visées mais non comme des nations souveraines. Ainsi, à la Grèce nouvelle qui se veut république, échoit contre son gré un roi bavarois, Otton 1er, accompagné d’un premier ministre également bavarois, détesté dès le premier jour. Londres réclame de surcroît le remboursement des trente millions prêtés pour la guerre d’indépendance
Otton cherche à se rendre populaire en participant à la guerre du pacha d’Egypte contre la Porte, avec l’argent des puissances protectrices mais contre leur avis. Les conditions de remboursement sont humiliantes. Un pli est pris : l’endettement permanent.
Edmond About peut donc s’étonner du caractère « extraordinaire » du régime financier grec. « Lorsque, dans un pays civilisé, le budget des recettes ne suffit pas à couvrir le budget des dépenses, on y pourvoit au moyen d’un emprunt fait à l’intérieur. C’est un moyen que le gouvernement grec n’a jamais tenté, et qu’il aurait tenté sans succès », dit-il. Et pourquoi ? Parce que, faute de ressources, personne ne souscrirait.
« La Grèce est le seul pays civilisé où les impôts sont payés en nature. L’argent est si rare dans les campagnes qu’il a fallu descendre à ce mode de perception […] Les riches propriétaires, qui sont en même temps des personnages influents, trouvent moyen de frustrer l’Etat, soit en achetant, soit en intimidant les employés. Les employés, mal payés, sans avenir assuré, sûrs d’être destitués au premier changement de ministère, ne prennent point […] les intérêts de l’Etat. »
Si le royaume n’a pas créé de contribuables, c’est qu’il n’a pas créé de citoyens : « Le roi et la reine sont restés allemands », écrit About. « Ils aiment la Grèce comme leur propriété. Le gouvernement n’a créé aucun établissement public. Il n’a accordé que les libertés qui lui ont été arrachées et il a engagé le royaume dans des guerres où les Grecs n’avaient rien à faire. »
Quarante ans plus tard, en 1897, un philhellène français, Georges Vayssié, directeur de l’agence Havas en Orient, commente à son tour la misère financière de la Grèce. Dans un court pamphlet, La Grèce . La situation actuelle. Le mal – les causes – les remèdes, il supplie la Grèce de renoncer à ses rêves de réunification de tous les Grecs avec pour capitale Constantinople, la « Grande Idée » du régime ottonien, et de « s’arracher aux vicieuses habitudes de sa politique intérieure ».
Si elle ne s’y résout pas seule, les circonstances extérieures l’y pousseront : « Préférerait-elle la banqueroute ? L’intervention des puissances ? La nomination de commissaires de la dette, la mise en tutelle ? Peut-être même une révolution ? »
En 1897, la Grèce vient de perdre une guerre coûteuse avec l’empire ottoman en Thessalie. Elle a certes récupéré la Crète mais les conséquences sont lourdes : elle n’a plus d’amis politiques, et plus d’amis économiques pour l’aider à financer une armée capable de participer au partage de l’héritage ottoman. Elle a dû céder les revenus de l’Etat provenant des monopoles aux banques étrangères qui ont souscrit un emprunt de 1887 – le premier contrôle international sur les finances grecques. Elle est au bord de la banqueroute. Il lui faut trente millions d’urgence.
« Au point où en sont les choses », commente Vayssié, c’est « un milliard, qui sauverait la situation », mais qui osera pareille opération ? Puisque l’Europe, pense-t-il, s’y refusera, d’autres solutions s’imposent : créer des impôts et faire des économies. Malheureusement, dit Vayssié, « des motifs profonds, intérieurs et extérieurs, rendent presque impossibles ces deux solutions rationnelles. La détresse économique est un effet, non une cause. La cause, c’est la détresse morale du pays. La Grèce souffre d’elle-même… Elle se meurt de politique. »
Et Vayssié de dénoncer la « Légende de la Grande Idée », ce poison qui nourrit l’endettement de l’Etat, les illusions du peuple et le mépris de l’étranger.
L’helléniste en lui croit cependant en un sursaut : « Un règlement financier va s’imposer : ce sera pour l’Europe une pierre de touche révélant l’état réel de l’âme grecque… Endiguée par une surveillance compatible, il va de soi, avec la dignité du pays, la Grèce verrait se clore l’ère des stériles prodigalités antérieures et du gaspillage intérieur ; dressée à bonne école, elle apprendrait enfin l’économie et, devant son crédit restauré, devant le développement de ses ressources commerciales et agricoles, elle renoncerait sans regrets à l’inconsistance de ses rêves ! »
En 1898, l’Europe renfloue la Grèce mais la met sous tutelle. L’Europe finit toujours par renflouer la Grèce. En 2011 aussi, parce qu’il est inimaginable de ne pas le faire.