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Par Bertrand Rothé, co-auteur, avec Gérard Mordillat, d’«Il n’y a pas d’alternative ! : trente ans de propagande économique» (Seuil).

Pourquoi les économistes médiatiques défendent-ils avec tant d’acharnement un système en faillite ? Parce que certains d’entre eux sont payés par… les banques. Enquête et révélations sur les liens entre le monde de la finance et ses experts.

Mystifications

Qui nous a informés sur la crise cet été ? Essentiellement des banquiers. En août, 10 articles du Monde traitent du fond du problème dans les pages «Débat». Sur 22 experts interrogés, 16 sont des individus liés aux institutions financières : 76,6 % ! Beaucoup tout de même, pour des banquiers responsables de la crise. Le Monde n’est pourtant pas le seul. Le 11 août, le Nouvel Obs titre sur : «Les incendiaires. Comment ils nous ont plongés dans la crise».

Là encore les banquiers ne sont pas les incendiaires, mais les experts ! Anton Brender, autrefois réputé de gauche, directeur des études économiques de Dexia Asset Management, dispose de deux pages pour clamer que «ce ne sont pas les marchés qui sont en cause mais l’impuissance politique». Géniale novlangue : les marchés ne spéculent pas contre l’euro, les banques si. Mais comment un économiste pourrait-il cracher dans la main qui le nourrit ?

La crise fait rage, mais le débat n’avance pas. La seule solution qui émerge : se serrer la ceinture pour payer les banques. Mais n’est-ce pas la définition même de la crise : «Quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître» ? Sauf que cette fois la formule d’Antonio Gramsci ne fonctionne pas : les économistes hétérodoxes, les Lordon, Sapir, Gréau… ont des solutions. Le vrai problème : ils ne sont pas entendus. Est-ce surprenant ? La finance contrôle le débat économique.

Pourquoi les journalistes sont-ils si prompts à gober pareilles mystifications ?

Leur réponse est invariable : «On n’a pas le temps.» Et c’est le génie des banques de l’avoir compris, comme l’explique une journaliste de l’Expansion : «Les banquiers savent répondre vite, ils sont payés pour ça. Ce qui n’est pas le cas des universitaires, qui réfléchissent, et dont les nuances sont difficiles à retranscrire.» Et, c’est vrai, la pression est importante. Au Monde, une journaliste économique a signé 29 articles au mois d’août, soit plus d’un par jour travaillé, une autre en a signé 18, et ce n’est pas le journal le plus mal doté.

L’économiste Jacques Sapir pense différemment. Il distingue les journaux grand public, chargés de faire la pédagogie du libéralisme, et les médias économiques pour lesquels l’information a une vraie valeur marchande et qui, paradoxalement, sont plus ouverts : en pleine crise, les Échos ont ainsi édité un supplément très intéressant sur le «bon» capitalisme. On peut se poser la question. Le journaliste François Ruffin (du journal Fakir) remarque que le Monde a certaines audaces. Il se demande : «L’inflation peut-elle résorber les dettes publiques ?» Mais la réponse est digne de la Pravda : ce sont six experts qui condamnent dans ces pages l’inflation, sans même un autre son de cloche.

Le système peut être un peu plus complexe. Le 12 août, en pleine déroute financière, l’Autorité des marchés financiers interdit la vente à découvert pendant quinze jours, pour vérifier si la décision réduit la volatilité des marchés. A mi-parcours le Monde enquête. Verdict publié le 20 août : «La suspension des ventes à découvert ne permet pas d’éviter de lourdes chutes en Bourse.» Cette fois-ci, c’est du sérieux, seul un banquier juge que l’«on ne peut pas arrêter tous les bandits». Chapeau ! Le journal a interrogé deux professeurs de l’Edhec, une des plus célèbres écoles de gestion françaises. Interdire les ventes à découvert est «au mieux démagogique, au pis dangereux».

La messe est dite. Sauf que l’on découvre, moyennant deux clics sur Google, que le laboratoire de ces deux spécialistes est financé par la banque Rothschild. Et là, de clic en clic, on apprend que le même labo vend de la formation aux professionnels… Deux mille euros pour deux jours et par participant, logement non compris. Excusez du peu. Si vous avez 10 élèves… A ce prix-là, mieux vaut éviter de se fâcher avec ses clients. Les ventes à découvert sont très rémunératrices pour les institutions financières. On reste sur la Toile et l’on découvre que l’un des experts est aussi le patron de l’Edhec, Noël Amenc, pour lequel «le débat entre marché et science n’a pas lieu d’être dans une grande école de commerce !» Circulez, pas de débat.

Compromission

Reste la télévision et la radio… Là, pas d’experts inconnus, pas d’obscurs économistes, seules les stars sont invitées, comme l’économiste Elie Cohen, que les chaînes se disputent, lui qui, en juin, nous expliquait que la crise était derrière nous. En dehors de ce genre de fantaisiste, pour avoir accès à ces médias, les banques prennent comme consultants des professeurs d’écoles prestigieuses : Ulm, Sciences-Po Paris, Dauphine et Polytechnique. Difficile de résister. Même les plus grands ont accepté cette compromission. Michel Aglietta, par exemple, conseille Groupama Asset Management. Lequel précise à la fin de ses livres qu’il est rémunéré par cette institution. Tout le monde ne le fait pas. Daniel Cohen, par exemple, signale très rarement qu’il travaille pour la banque Lazard. Il préfère rappeler qu’il forme les futurs Jean-Paul Sartre de la Rue d’Ulm, réservant son engagement chez Lazard aux lecteurs de Challenge.

Pour l’ordinaire, les institutions financières embauchent des seconds rôles. Anton Brender s’est retrouvé directeur des études économiques de Dexia, Jean-Paul Betbèze officie au Crédit lyonnais puis au Crédit agricole. En choisissant de passer du côté obscur de la force, nos hommes sont moins demandés par les grands médias, mais ils vont pouvoir porter la bonne parole parmi les importants. Jean-Luc Gréau, qui a oeuvré pour le Medef, rappelle que le débat économique sert aussi à prendre des décisions politiques. Et, là aussi, les banquiers ont souhaité être présents. Sur les trois économistes qui siègent au prestigieux club des «élites», Le Siècle, deux, Christian de Boissieu et Daniel Cohen, sont liés à des banques et siègent au Conseil d’analyse économique (CAE).

Gourmandise

Ce Conseil d’analyse économique, créé par Lionel Jospin, est aussi une citadelle imprenable de la planète Finance. L’enjeu est de taille. Le CAE conseille le Premier ministre. La finance monopolise cet accès à l’oreille du gouvernement. Sur les 28 membres, 19 sont directement ou indirectement liés à la finance. La Société générale, le Crédit agricole, HSBC et Natixis sont ainsi représentés directement par leurs subordonnés. On découvre à la lecture des CV des membres que l’on peut être professeur à Dauphine et conseiller du directoire de La Compagnie financière Rothschild comme Jean-Hervé Lorenzi.

Les jeunes ne sont pas en reste. Augustin Landier enseigne à la Toulouse School Of Economics, mais a aussi créé un hedge fund. A une journaliste qui lui demandait si on avait raison de penser que les fonds spéculatifs avait fomenté cette crise, il rétorque : «Non… Au contraire, en corrigeant les excès des marchés, ils contribuent à les assainir. Mais c’est vrai qu’en étant obligés de liquider leurs positions […] ils ont amplifié la spirale baissière. Ce sont les victimes collatérales de la crise du crédit.» Il fallait oser présenter les fonds spéculatifs comme des victimes de la crise !

Le président du Conseil d’analyse économique a aussi ses pudeurs, et on le comprend, notre homme est gourmand, il ne mange pas à un seul râtelier. Le CV de Christian de Boissieu, qui affiche ses titres universitaires, ferait pâlir de jalousie n’importe quel colonel de retour d’Afghanistan : économiste de l’année, «lauréat» à deux reprises, puis des titres en anglais non traduits. Total respect… Mais notre président oublie de préciser qu’il conseille un hedge fund, et aussi le Crédit agricole, excusez du peu, qu’il siège au conseil de surveillance d’une banque privée, une paille, et la liste est encore plus longue.

Quand on interroge les membres de cette institution sur les dérives que peut générer ce quasi-monopole de la finance dans le CAE, la réponse fuse : «On est libres, Patrick Arthus propose par exemple d’augmenter les salaires depuis longtemps.» L’institution accepte un ou deux trublions à condition qu’ils ne mettent rien en cause d’essentiel. Au CAE, c’est la fonction de Patrick Arthus. L’homme est sans danger. Il a de nombreux fils à la patte. Le directeur des études de la banque Natixis est aussi au conseil d’administration de Total, généreusement payé 55 000 € par an pour sept réunions et ne se précipitera pas pour inviter à la révolution, ni pour augmenter la fiscalité du CAC 40.

Triste constat : les banques sont les premiers employeurs d’économistes. Les débouchés pour les économistes sont en effet très réduits. Traditionnellement, l’enseignement arrivait en tête et il existe quelques postes dans la fonction publique. Aujourd’hui les banques ont énormément augmenté leurs effectifs : dans les salles de marché, les risques pays, les services marketing… Il est fréquent de passer du public au privé. Les conditions de travail sont meilleures, les salaires aussi, entre 4 000 € par mois pour un économiste confirmé et 15 000 e pour une star, bien plus qu’un agrégé d’économie en fin de carrière. Et voilà nos économistes dans le toboggan.

Évidemment, quand ils passent au privé, ils se jurent bien de ne pas changer. Sauf que Philippe Labarde, dans la longue et belle carrière qui l’a mené du service économique du Monde à France Inter, se souvient d’évolutions : «Quand celui-là travaillait dans un organisme public, il n’avait pas le même discours que depuis qu’il dirige le service d’une grande banque.» Évidemment, personne n’a envie de revenir en arrière.

Le paradoxe de cette histoire, c’est que les économistes ont inventé un terme pour expliquer ce piège. Joseph Stiglitz appelle cela «le salaire d’efficience». Sa description est relativement simple. Comment s’assurer de la fidélité de ses salariés ? Il suffit de les payer un peu au-dessus du marché et, par peur de perdre ce petit avantage, ils fourniront un maximum d’efforts et se comporteront en économistes «de garde», pour reprendre l’expression popularisée par Serge Halimi, le directeur du Monde diplomatique.

Comme d’habitude, luxe de précautions, il est évidemment interdit de dire du mal de son employeur, voire des clients de son employeur, États ou autres. Le chemin est étroit. Antoine Brunet, un ancien de chez HSBC, nous affirme avoir signé une clause qui lui interdisait de publier des livres sans autorisation. Il existe des cas de licenciements. Un économiste que nous avons rencontré nous a expliqué sa situation : sa banque s’est séparée de lui parce qu’il avait dit du mal de la Chine. Comme il a négocié son départ, il refuse que l’on cite son nom. B.R.

Je tiens à remercier Antoine Brunet ancien économiste d’HSBC, Google, Philippe Labarde, ancien membre du CSA, Frédéric Lordon, du CNRS, François Ruffin, de Fakir, Jacques Sapir de l’Ehess, Jean-Luc Gréau, et ceux qui ont accepté de me parler à condition que je ne les cite pas pour «continuer à être invité dans les colloques», voire intégrer un jour une banque. Sans eux, je n’aurais pas pu écrire cet article.

Marianne, n° 756 – Idées, samedi 15 octobre 2011, p. 90

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