En Argentine, la crise économique de 2001 a généré un chômage et une désespérance sociale sans précédent. Pour y faire face, la municipalité de Rosario a jeté les fondements d’une véritable politique d’agriculture urbaine. Jardins communautaires installés en périphérie, pratiques agricoles en biodynamie ou encore livraisons de paniers de légumes : c’est une révolution alimentaire au cœur de la ville, qui fait vivre désormais des centaines de familles. Reportage.
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Sur le bord de l’autoroute, ils sont plusieurs à bêcher, arroser ou récolter. Nous sommes à Rosario en Argentine, à 300 km au nord de Buenos Aires. Dans le bruit sourd des moteurs, plusieurs hectares très bien entretenus, où poussent légumes et fruits, jouxtent les quartiers les plus vulnérables de Rosario. Loin d’être un lieu isolé, ce jardin s’inscrit dans une stratégie de développement de l’agriculture urbaine menée par la municipalité depuis bientôt dix ans.
« Nous avons commencé en 2001 au moment de la grande crise argentine, mais depuis la fin des années 1980, nous travaillons sur le thème de l’agroécologie », explique Antonio Lattuca. Impliqué dans le processus depuis une vingtaine d’années, il est coordinateur du Programme d’agriculture urbaine (PAU), qui dépend du secrétariat à la promotion sociale du gouvernement municipal de Rosario. Dans les années 1990, face à la disparition de milliers de postes de travail, l’INTA, institut du ministère de l’Agriculture, lance le programme Pro-Huerta. L’idée ? Fournir à des groupes d’habitants en situation de grande pauvreté des outils de jardinage, du matériel et des semences. Des terres généralement non constructibles se transforment alors en jardins communautaires dans plusieurs endroits de la ville.
Organiser la cession gratuite des terrains
La fameuse crise argentine de 2001 oblige la ville de Rosario à mettre les bouchées doubles. Face à un peso dévalué au tiers de sa valeur et un taux de chômage exponentiel, l’INTA distribue de plus en plus de matériel. « Les conditions étaient réunies pour jeter les fondements d’un véritable programme d’agriculture urbaine, et la municipalité s’est décidée à suivre », relate Antonio. De 2002 à 2003, un registre des terrains vacants dans la ville est établi. Un an et demi plus tard, en 2004, le maire de Rosario approuve un règlement qui officialise la cession temporaire de terrains aux fins d’agriculture urbaine. Afin de faciliter ce transfert, le gouvernement municipal exempte d’impôts les propriétaires durant deux ans. La municipalité supprime aussi l’impôt pour ceux qui vendent sur les marchés. « Les élus ont compris que la pauvreté relevait d’une responsabilité collective qu’ils devaient prendre en charge », raconte Maria Paulo Hoyos, la collègue d’Antonio.
Des agriculteurs sans terre, chassés par la culture du soja
Au niveau national, un plan d’aide est lancé, proposant aux chômeurs 150 pesos par mois en contrepartie de l’exécution de certains travaux. Nombre d’entre eux choisissent la voie de l’agriculture urbaine. Rapidement, Rosario compte plus de 800 groupes de jardiniers. L’activité de production s’est consolidée après la crise, essentiellement dans des espaces périphériques.
La particularité de Rosario ? « La population avec laquelle nous travaillons, analyse Maria. Beaucoup sont des agriculteurs qui ont été déplacés d’autres lieux du pays à cause de l’avancée du soja, par exemple. Très pauvres, souvent analphabètes, ils vivent ici sans pouvoir s’insérer dans le marché. La seule chose qu’ils savent faire, c’est travailler la terre. » Pour l’ensemble des jardiniers et consommateurs rencontrés, le développement de l’agriculture urbaine a bouleversé leur vie.
Près de 800 jardins cultivés
« Étrangement, explique Antonio, l’Argentine n’a pas la culture des marchés à la différence d’autres pays de l’Amérique latine. » Contre vents et marées, l’équipe du Programme d’agriculture urbaine (PAU) met en place en 2003 sept marchés hebdomadaires dans différents quartiers de Rosario. Transport, auvents, nappes, planches, tréteaux, tout est pris en charge par la municipalité afin que les jardiniers puissent exposer sur les marchés. Le résultat est inespéré. « Les producteurs pensaient qu’il y avait une dévalorisation des légumes dans notre société, cela a donc été une surprise qu’ils puissent écouler leurs productions. »
La commune fournit également des clôtures, creuse des puits et distribue des pompes à eau. La crise passée, certains abandonnent leurs jardins. Mais la municipalité maintient son objectif : faire de l’agriculture urbaine une source d’emploi et un moyen de réduire la pauvreté à Rosario. Le PAU compte aujourd’hui 640 jardins pour la consommation familiale et communautaire et 140 jardins qui commercialisent sur les marchés.
Révolution alimentaire
Ces dernières années, des systèmes de paniers, « les bolsones », se sont aussi développés. Paula Rovetto en est très fière. La jeune femme fait partie de Vida Verde (La vie verte), le réseau des consommateurs de Rosario, qui propose de grands paniers avec entre cinq et huit kilos de légumes de saison, provenant des jardins de Rosario. Chaque semaine ou tous les quinze jours, ils sont livrés à domicile ou retirés dans différents points de la ville.
Dans le cadre de Vida Verde, Paula organise régulièrement des ateliers dans les écoles ou des visites dans les jardins. L’objectif ? Développer « une consommation responsable sur les plans environnemental, sanitaire et social », explique-t-elle. « L’agriculture urbaine a bouleversé les consciences. Elle a permis d’insérer les gens sans travail dans le réseau économique et social de la ville ». Dans les bureaux, c’est également la révolution alimentaire avec la vente de plateaux-repas. La commune joue là aussi un rôle en fournissant les locaux où sont emballés les légumes. Profitant de l’engouement pour l’agriculture urbaine, une chaîne de supermarchés commercialise depuis février 2009 les légumes et plateaux-repas dans un de ses magasins.
Jardins naturels et produits bios
Du côté du PAU, les formations itinérantes se poursuivent. « Nous nous rendons dans les jardins pour enseigner, de façon pratique et assez peu théorique », explique Maria. Au menu : agroécologie, biodynamie et produits naturels. « Nous ne parlons pas « d’agriculture biologique » parce que cela supposerait le paiement d’une certification”, justifie Maria. Mais les jardins sont naturels : ils sont préparés en grande partie manuellement, compostés, cultivés sans engrais ou pesticides chimiques. « Un changement culturel pour le jardinier lui-même habitué à travailler de façon conventionnelle. »
Le naturel fonctionne tellement bien qu’une marque, Rosario Natural, a été lancée par la ville. L’ortie, l’aloès, la bardane, cultivées dans les jardins, sont à la base de produits de beauté réalisés par différents groupes de femmes. Ces dernières ont reçu un coup de pouce de la municipalité avec la remise à neuf d’un entrepôt, sur les rives du fleuve Paraná. La municipalité inscrit cette action dans le cadre plus large de promotion d’entreprises sociales de production et de transformation des aliments directement issus des jardins de Rosario. À moyen terme, une certification participative à l’image du label Nature et Progrès en France est envisagée à Rosario. L’idée est de faire participer les acteurs, ceux qui produisent et qui consomment. Une façon de sortir de la logique du système, de vivre de manière saine et de consommer ce que nous produisons à proximité », explique Maria.
Une des dix meilleures pratiques du monde pour lutter contre la pauvreté
Rosario a aussi créé une nouvelle typologie de l’espace public avec les « parcs-jardins ». L’espace manquait dans la ville pour développer des jardins. Et il existait un grand nombre de terrains non constructibles en bordure des routes, des voies ferrées et des cours d’eau, dont la réserve naturelle de Bosque de los Constituyentes. La municipalité a accepté qu’un champ soit cultivé sur la réserve, à condition que les jardins soient attrayants. Aujourd’hui 160 agriculteurs urbains travaillent sur six parcs-jardins, d’une superficie totale de 20 hectares. Le dernier a été inauguré en juin dernier et rassemble trente familles produisant des légumes, des fleurs, des plantes médicinales, des arbustes destinés à la consommation familiale et à la commercialisation. Ce nouvel espace compte également des zones de culture aux objectifs didactiques.
Pour Antonio, l’enjeu désormais est « de renforcer la participation de la société civile dans la gestion des parcs-jardins ». « Après quinze ans de travail, poursuit Maria, comment allons-nous soutenir toute cette activité autour de l’agriculture urbaine ? » Rosario est à l’heure actuelle la seule ville en Argentine ayant une véritable politique publique dans ce domaine. Mais le soutien pourrait venir de l’extérieur. En 2004, le programme de l’ONU pour l’Habitat a reconnu le plan de Rosario comme l’une des dix meilleures pratiques du monde pour lutter contre la pauvreté, dans le respect de l’environnement. Rosario a réussi un développement communautaire à la fois sain, équitable et juste sur son territoire. Pour Marco Morani, du service de coopération italien en Argentine, « cette décision du gouvernement territorial d’appuyer l’agriculture urbaine est rare et nul doute que nous avons en Europe et en Italie beaucoup de retard ».