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La première mondialisation a abouti à 1914-1918.

Un siècle plus tard, les mêmes causes produisant les mêmes effets, le temps nous est compté pour repenser l’actuelle globalisation.

Et envisager particulièrement nos rapports futurs avec la Chine, explique Jean-Michel Quatrepoint.

Alors qu’elle était censée apporter bonheur et prospérité au plus grand nombre, la globalisation a tourné au cauchemar.

Comment tout cela nous est-il arrivé ?

Jean-Michel Quatrepoint – Pour le comprendre, il faut d’abord se tourner vers le passé, et regretter que personne n’en ait tiré les leçons.

Le monde a connu une première globalisation entre 1850 et 1914, avec le même substrat qu’aujourd’hui : innovation technologique, diminution considérable du coût des transports, émergence de nouveaux pays, notamment les anciennes colonies britanniques : États-Unis, Canada, Nouvelle-Zélande, Australie, etc.

On a ponctionné les matières premières pour les transformer en Grande-Bretagne, France et Allemagne, ce qui a entraîné un phénomène d’exode rural massif, de paupérisation des paysans, qui sont venus fournir une main-d’œuvre bon marché dans les usines. Parallèlement, certains pays ont beaucoup perdu, particulièrement la Chine, mise en coupe réglée par les Anglais, suivis par les Français, les Américains et les Japonais.

Il y eut aussi des sorties de capitaux massives de Grande-Bretagne et de France, tout comme on l’observe aujourd’hui. L’épargne française est allée s’investir à 90 % à l’étranger, notamment en Russie, où elle s’est évaporée, alors que les Britanniques investissaient dans leurs colonies.

On retrouve donc les mêmes phénomènes : des enrichissements phénoménaux, des scandales financiers, en même temps qu’un extraordinaire dynamisme. La leçon de tout cela…

C’est la guerre de 1914-1918 ?

Oui. Tel est le paradoxe de la mondialisation, dont on nous expliquait qu’elle rendrait tout conflit impossible, le capitalisme n’y ayant aucun intérêt. Jaurès lui-même y a cru. Les libéraux purs et durs affirment que cette guerre fut le fruit des mesures protectionnistes prises par les États, notamment l’Allemagne, qui joua un jeu mercantiliste en développant son pacte social. Bismarck en fut le véritable inventeur, songeant que les possibles excès du capitalisme risquaient d’entraîner une réaction socialiste.

D’où la convergence entre patronat et syndicats, qui permit à l’Allemagne de développer son industrie et de prendre progressivement la place des Britanniques. Reste que lorsque l’internationalisme débouche sur le nationalisme, les gens de gauche sont gênés, préférant voir dans cet affrontement un fruit du hasard, pour ne pas entériner les excès de la non régulation de la globalisation. L’effet est pourtant mécanique : quand on ne peut plus régler les problèmes, la seule solution est à la guerre.

Comment éviter que la seconde mondialisation ne débouche aussi sur une catastrophe ?

En rétablissant les grands équilibres. On nous parle d’une crise à la fois financière, sociale et monétaire, sans voir la géométrie dans l’espace. Or, cette crise vient fondamentalement des déséquilibres des balances des paiements, certains États accumulant les déficits, tandis que d’autres accumulent les excédents. Entre 2000 et 2010 : 5 600 milliards de dollars de déficit pour les États-Unis, à la fois commercial et de paiements courants, autrement dit, le capital part aussi. Alors que, dans le même temps, la Chine amassait plus de 3 000 milliards de dollars. Les déficits des uns étant les excédents des autres, les deux pays se retrouvent désormais liés par une sorte de deal non écrit.

Pouvez-vous expliquer plus en détail ?

Un pacte contre nature entre le Parti communiste chinois et les multinationales anglo-saxonnes s’est noué au cours des années 1980. Les États-Unis de Reagan avaient deux ennemis : l’URSS (ennemi idéologique et militaire) et le Japon (industriel et économique). A l’arrivée de Deng Xiaoping, Reagan a obtenu la neutralité tacite des Chinois vis-à-vis de la guerre froide, la contrepartie étant la rétrocession de Hongkong, via Margaret Thatcher.

Or, en 1985, le Japon montait en puissance, usant de la sous-évaluation du yen pour exporter massivement. Il prétendait quasiment apprendre aux Américains à fabriquer des voitures, rachetant Hollywood et le Rockefeller Center, tandis que certains de ses dirigeants se laissaient aller à des déclarations revanchardes. Les Américains n’ont réagi que lorsqu’ils se sont aperçus que les écrans à cristaux liquides nécessaires à leurs avions de chasse F16 étaient en la possession des Japonais, ces derniers exigeant en contrepartie la cession de la technologie des empennages – ce qui leur aurait permis de revenir en force dans l’aéronautique, domaine qui leur était interdit depuis la défaite de 1945. Il y eut donc une vraie stratégie du Pentagone, de la Maison- Blanche et des industriels de la Silicon Valley pour reconquérir le terrain perdu. Washington décida de mettre Tokyo à genoux.

En 1985, avec l’aide de la France et de la Grande-Bretagne, les Américains obligèrent le Japon à réévaluer, ce dont il ne se remit jamais. Comme entre-temps Hongkong s’était indexé sur la monnaie américaine, lors de son retour à la Chine, cette dernière bascula ipso facto dans la zone dollar. Ainsi la zone yen projetée par les Japonais ne vit jamais le jour. Les Chinois allèrent voir les multinationales en leur disant de venir produire en Chine, où elles n’auraient pas de risque de change. Et les premiers à se délocaliser furent précisément les groupes japonais, qui accentuèrent d’autant les problèmes de leur pays…

L’indexation du yuan sur le dollar via la rétrocession de Hongkong fut donc un coup de génie ?

Absolument ! Elle était pourtant aisée à prévoir, car Pékin annonce toujours ce qu’il va faire. C’est même une caractéristique. Il suffit de savoir lire les déclarations. Les Chinois ont dit dans les colloques et les réunions internationales que les Américains ne leur referaient pas le coup qu’ils avaient réservé au Japon, d’où leur absolu refus d’une réévaluation substantielle du yuan. Pour eux, c’est vital.

Depuis le début des années 1980, les multinationales anglo-saxonnes ont délocalisé en Chine, pensant prendre un marché de 1,3 milliard d’habitants. Le Parti communiste leur a expliqué que cela ne se passerait pas ainsi : elles pourraient produire avec des partenaires locaux, mais avec un objectif de réexportation et de transfert des technologies. Les multinationales ont accepté, y voyant leur intérêt.

D’autant que, dans le même temps, elles ont habilement joué de ce que l’on appelle « l’optimisation fiscale », localisant leurs profits hors des États-Unis, mouvement que nous avons connu nous aussi. Les fiscs occidentaux sont finalement tous allés dans le même sens, en diminuant bien plus fortement les impôts des multinationales, des institutions financières, des hyper-riches, que ceux de la classe moyenne…

On en voit les résultats aujourd’hui. Les multinationales engrangent des profits, tandis que les Chinois acquièrent du savoir-faire et de la technologie, tout en engrangeant des recettes à l’exportation qu’ils n’investissent pas suffisamment dans leur consommation. Le danger est que, progressivement, ils ont vocation à tout faire, car ils sont aussi performants que nous, bien loin des clichés que l’on véhiculait encore il y a quelques années, selon lesquels ils n’étaient bons qu’à copier. Désormais, ils inventent et créent. Avec, au surplus, une soif de revanche…

Précisez votre pensée…

Là encore, il faut se tourner vers l’histoire. La Chine a été la première puissance du XVIIIe siècle, avec 35 % du PIB mondial de l’époque. Elle exportait massivement vers l’Europe, mais sans s’ouvrir vers l’extérieur, sécurisant seulement les marches de l’empire. Elle demeurait repliée sur elle-même, se considérant comme le centre du monde. Pourquoi importer des produits quand tout est meilleur chez soi ? Elle vendait massivement du thé à la Grande-Bretagne, au point que cette dernière s’est retrouvée avec un considérable déficit commercial ainsi que de sa balance des paiements, les Chinois exigeant de n’être payés qu’en monnaie d’argent. Métal que les Anglais durent acheter aux Espagnols et aux Japonais – autant d’opérations qui se traduisaient par des sorties de devises.

Ne pouvant continuer ainsi, les Britanniques proposèrent divers produits en échange, qui leur furent systématiquement refusés, jusqu’au moment où ils eurent l’idée de vendre de l’opium, qui pouvait intéresser les Chinois pour leurs préparations de pharmacie. Ils se mirent donc à cultiver du pavot au Bengale, à le transformer, à le transporter dans des bateaux jusqu’à Canton. Là, arrosant les douaniers pour passer massivement leurs ballots en contrebande, ils commencèrent à fournir en drogue la noblesse et la bourgeoisie chinoises, lesquelles payaient en monnaie d’argent. Petit à petit, la balance des paiements britannique revint à l’équilibre, au grand dam de l’empereur de Chine, qui voyait fondre ses réserves.

Ses élites s’abrutissaient, la corruption de son administration allait croissant, il fit donc quelques représentations à la couronne d’Angleterre, interdit la vente de l’opium, ordonna de brûler des ballots. Le ton monta, au point qu’au printemps 1840, la Grande- Bretagne envoya une armada composée de 16 vaisseaux de ligne, 4 canonnières, 28 navires de transport, 540 canons et 4 000 hommes pour canonner Canton au nom du libre-échange. Ce fut la première guerre de l’opium.

Là s’acheva la puissance de l’empire du Milieu et débuta « le siècle de l’humiliation ». Les Anglais prirent le contrôle du commerce extérieur, imposant des traités léonins avec l’aide des Français et des Américains. Cet épisode, les Chinois ne l’ont pas oublié, d’où leur volonté de revanche. L’humiliation n’ayant cessé qu’en 1949, avec la victoire de Mao Zedong.

Vous voulez dire que, quels que soient ses crimes, Mao leur a rendu leur honneur national ?

Précisément. Il faut bien comprendre que les Chinois sont capitalistes dans l’âme en matière économique, et communistes pour ce qui est de l’organisation de la structure nationale : le Parti possède une hiérarchie où se déroulent d’importants débats internes, il contrôle le pays avec l’Armée rouge, et tous sont hyper-nationalistes. Depuis Deng Xiaoping, force est de constater que la stratégie chinoise a réussi. Elle se décline en cinq phases : 1) Indexation du yuan sur la monnaie mondiale, 70 % des échanges se faisant en dollars, le marché principal étant l’Amérique et l’Europe. 2) Fabrication de produits bas de gamme. 3) Accumulation de réserves. 4) Montée en puissance. 5) Acquisition de nouvelles technologies, avec ciblage sur tous les secteurs industriels – particulièrement ceux de l’avenir comme le photovoltaïque et l’éolien.

Nous voici parvenus au dernier stade, celui où les Chinois ont les moyens de racheter des entreprises dans les pays occidentaux pour prendre des positions, parce qu’ils sont bien conscients qu’à terme, il y aura une réaction. En accumulant des réserves dont une part sert à racheter de la dette américaine, ils financent les États-Unis et, demain, l’Europe. Tout le monde y a trouvé à peu près son compte, mais le système est désormais à bout de souffle.

Alors, que faire ?

Rétablir les règles d’une concurrence loyale, au besoin par des protections temporaires, négocier une réévaluation du yuan pour rétablir les équilibres, demander aux groupes chinois, comme aux multinationales, de relocaliser de la production sur les territoires européen, américain, voire japonais. Tel est l’enjeu, avec des marges de manœuvre d’autant plus faibles que la sphère financière joue un rôle néfaste, les acteurs des marchés financiers étant les banques qui, par le biais de la spéculation, agissent finalement contre elles-mêmes. Un rééquilibrage et l’accouchement d’un nouveau modèle prennent du temps, or, ce dernier nous est compté. On l’a vu tout dernièrement pour la dette européenne bousculée par la spéculation. Les opinions publiques, ahuries, ne comprennent plus. Cela peut très mal se terminer.

Cela signifie-t-il des risques de guerre ?

La guerre est un moyen terrible pour effacer la dette, faire des moratoires, bloquer les salaires, rebasculer vers une autre économie. C’est ainsi qu’après la dépression des années 1930, l’économie américaine n’est véritablement repartie que vers 1942. Même schéma pour Adolf Hitler qui, en six ans, a fait d’un pays exsangue, à genoux, la première puissance continentale. La seule solution pour éviter cette tragique issue est celle d’une autre mondialisation, où les frontières ne sont pas seulement un obstacle, mais la reconnaissance de l’altérité et du respect de l’autre. On comprend fort bien la position des pays émergents comme la Chine ou l’Inde ou, plus près de nous, celle de l’Allemagne, cette petite Chine de l’Europe, mais il faut qu’ils prennent conscience que paupériser massivement les populations occidentales aboutirait à leur faire perdre leurs clients. La Chine, du reste, commence à avoir des problèmes.

Elle pratique un quadruple dumping : monétaire, avec la sous-évaluation du yuan ; environnemental, puisqu’elle produit en émettant un maximum de CO2, tout en investissant à fond sur les énergies de demain ; un dumping social ; et un dumping en capital dont on parle moins : procurer massivement du crédit pour de nouvelles usines avec un capital qui ne coûte rien est une concurrence déloyale. Les Chinois ont ainsi développé une industrie papetière lourdement équipée et surproductrice qui nettoie ses concurrents mondiaux. Pour autant, cette concurrence déloyale sur l’utilisation du capital aboutit à une bulle de crédit qui nécessite, pour les entreprises qui en bénéficient, une croissance annuelle de 20, 30, 40 % par an afin de rembourser leurs prêts.

Si cela baisse un peu, elles sont étranglées et doivent avoir recours au marché parallèle du crédit, dont les taux sont usuraires. D’où un certain nombre de suicides et de départs précipités pour l’étranger de promoteurs et d’industriels chinois. C’est un problème difficile à gérer pour eux aussi. L’impression générale est qu’il n’y a plus de pilote dans l’avion de l’économie mondiale et que l’on a mis en branle des mécanismes qu’on ne sait plus réguler.

Ainsi, les catastrophes de l’histoire ne sont-elles que les conséquences des intérêts à court et moyen termes…

C’est tragique. Voyez les grands succès de ces dernières années : Steve Jobs était un génie, à ceci près qu’avec un chiffre d’affaires mondial de 100 milliards de dollars, Apple possède 80 milliards de dollars de cash dans ses caisses qu’il n’investit pas. Idem pour Google et Microsoft. Les premiers groupes américains du secteur ont 220 milliards de dollars de cash qu’ils n’investissent pas. Certains vont racheter leurs propres actions, ou augmenter les dividendes, ce qui ne prépare nullement l’avenir. C’est cela, le capitalisme cannibale. Il se mange lui-même, avec d’un côté, une montagne de cash, et de l’autre, des montagnes de dettes. La morale politique d’un tel état de fait a été clairement envisagée dès l’aube du XIXe siècle : «Il y a deux manières de conquérir une nation. L’une par l’épée. L’autre par la dette», disait John Adams, le deuxième président des États-Unis.

Le Figaro Magazine

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