Si les Européens ont pu inventer avant tout le monde la civilisation industrielle, la démocratie et beaucoup d’autres choses, c’est parce que leurs familles sont restées archaïques comme aux premiers temps de l’Histoire…
Tel est le paradoxe succulent que développe l’historien Emmanuel Todd dans L’origine des systèmes familiaux.
L’allure juvénile, Emmanuel Todd s’est attiré une réputation sulfureuse par ses interventions à l’emporte-pièce dans les émissions politiques et plus encore par ses prédictions (chute de l’URSS, affaissement de la puissance américaine, éloignement de la menace islamiste…). Bien malin qui trouvera dans ses essais une erreur de diagnostic.
Mais loin des médias, c’est aussi un travailleur acharné et d’une érudition encyclopédique. Il nous en offre la preuve avec l’ouvrage majeur de sa carrière d’historien : L’origine des systèmes familiaux (tome 1 : l’Eurasie) (Gallimard). Il mêle histoire, anthropologie et démographie dans cette analyse comparée de 600 groupes familiaux de tous les continents et de toutes les époques. Et de façon inattendue, l’ouvrage nous éclaire sur nous-mêmes et notre environnement.
Comment avez-vous été entraîné dans l’étude des systèmes familiaux ?
J’y suis venu pendant mes études d’histoire à Cambridge à la faveur d’un mémoire, il y a près de quarante ans, sous la direction de Peter Laslett. Et très vite, j’ai discerné une corrélation entre la structure familiale et le régime politique dans les pays où avaient eu lieu une révolution communiste au XXe siècle : la Russie, la Chine, la Yougoslavie et le Vietnam.
Dans les milieux traditionnels de ces pays-là se rencontrait partout une famille de type communautaire avec les fils mariés vivant sous l’autorité paternelle, dans le foyer patriarcal.
À l’opposé, en Angleterre, où sont nées au XVIIe siècle la révolution industrielle, la démocratie représentative et l’Habeas corpus, nous rencontrons une famille nucléaire absolue, où chaque ménage vit de manière autonome et laisse partir ses enfants à leur majorité sans même se soucier de leur héritage.
En France, autour de Paris, domine la famille nucléaire égalitaire, qui veille à ce que les enfants (du moins les garçons) aient les mêmes droits, notamment en matière d’héritage. J’y vois l’origine de l’aspiration des Français à l’égalité plus encore qu’à la liberté.
Notons que c’est aux États-Unis, pays de culture anglo-saxonne, et pas en France, que des milliardaires comme Bill Gates et Warren Buffett acceptent de déshériter leur progéniture.
Déroulant mon intuition initiale, j’observe aussi qu’en Allemagne et au Japon domine la famille souche, où seul l’un des fils demeure avec sa femme et ses enfants sous l’autorité paternelle en attendant la succession. Est-ce un hasard si cette famille à la fois autoritaire et inégalitaire a généré au début du XXe siècle les systèmes politiques que l’on sait ?
Ces observations, me semble-t-il, remontent à une vingtaine d’années. Avez-vous progressé depuis lors ?
Au départ, je me suis rangé comme tout un chacun sous la bannière du structuralisme cher à mon lointain cousin Levi-Strauss. Cette doctrine conçoit chaque société comme une structure dont tous les éléments – famille, religion, politique… – sont imbriqués dans un ensemble stable et cohérent.
Mais au fil de mes travaux, j’ai observé que les systèmes familiaux sont mouvants, susceptibles de se transformer dans l’espace et le temps. Je me suis appliqué à retracer leurs phases d’expansion et de régression.
Par exemple, en observant aux deux extrémités de l’Inde de petites communautés attachées à la polyandrie (une femme mariée à plusieurs hommes), j’en déduis que ce système pour le moins atypique a été autrefois répandu sur une grande partie de l’Inde avant d’être refoulé à la périphérie.
Par cette méthode «diffusionniste», j’ai pu détailler l’évolution de la famille dans les grandes régions de la planète, du Japon à l’Europe, en lien avec les aléas historiques : invasions, migrations, échanges, soubresauts politiques…
Ainsi, la Chine antique a connu jusqu’au IIIe siècle avant notre ère une période féodale brutale mais aussi très créatrice, l’époque des «Royaumes combattants», qui coïncidait avec une structure familiale de type souche.
Sous les premiers empereurs, elle a évolué vers une famille de type communautaire avec avantage à l’aîné des garçons.
Elle est arrivée au XXe siècle à une famille de type communautaire et autoritaire, réduisant les femmes à un statut très médiocre comme l’atteste la coutume des pieds bandés dans l’aristocratie. Il m’est difficile de croire que ce type de société puisse être porteur de progrès.
Mais que penser des succès économiques de la Chine contemporaine ?
La Chine est actuellement en phase de rattrapage mais je doute qu’elle aille au-delà car elle est trop handicapée par ses structures familiales et le statut accordé aux femmes.
Allez-vous me dire que vous avez davantage confiance en l’avenir de notre vieux continent ?
Pourquoi pas, si ses structures familiales ne changent pas ?
Le paradoxe qui ressort de mes recherches, c’est que l’Europe occidentale, qui n’a inventé ni les villes, ni l’agriculture, ni l’écriture, a pour elle l’avantage de ses défauts. Elle est globalement restée fidèle au modèle familial primitif : la famille nucléaire, vaguement soudée au reste de la société.
Cette famille nucléaire est propice à l’épanouissement des facultés individuelles, hors de toute contrainte sociale. L’Angleterre, hier, les États-Unis, aujourd’hui, en sont un bon exemple. Peut-être demain… l’Indonésie, qui a également une structure familiale de type nucléaire, avec une relative égalité entre les hommes et les femmes et donc, si étonnant que cela paraisse, de bonnes prédispositions à l’innovation.
Que penser des secousses qui affectent la famille nucléaire, en Europe : précarité des unions, homoparentalité, familles décomposées-recomposées… ?
Ces changements sont le reflet de notre société néolibérale et résolument individualiste. Ils sont en harmonie, si l’on peut dire, avec le démontage méthodique des institutions collectives par le pouvoir politique. J’aurai l’occasion de revenir là-dessus dans un prochain livre.