L’économiste américain, prix Nobel d’économie en 2001, livre son analyse sur la crise et sur les moyens d’y faire face.
Youphil: Les banques refont des profits et les bonus augmentent, mais nous sommes toujours dans un marasme économique. Pourquoi?
Joseph Stiglitz: C’est parce que le problème fondamental n’était pas seulement un problème qui vient du secteur financier. En 2007, l’économie avait une maladie qui a été masquée par la bulle immobilière qui a permis aux gens de consommer au-delà de leurs moyens. Si on n’avait pas eu cette bulle, on aurait eu un déficit en demande agrégée et l’économie aurait été faible.
Revenir à un système bancaire réparé nous laisse donc quand même avec les problèmes d’une économie faible. Renflouer les banques était nécessaire, mais pas suffisant. Et c’est là que le gouvernement d’Obama et ceux qui étaient proches du système bancaire se sont trompés. Les banques se sont très mal comportées et elles ont agravé la crise. En passant beaucoup de temps à s’occuper des banques, on en a oublié les problèmes de fonds.
Quels sont ces problèmes de fond?
J.S.: Ceux qui ont causé la bulle. Il faut comprendre pourquoi nous avons eu besoin de diminuer les taux d’intérêts à ce point. C’est dû, entre autres, à la compétition avec les marchés émergents, la productivité croissante dans l’industrie qui se serait traduite par plus de chômage, le système monétaire international qui a amené les pays à épargner de plus en plus, les prix élevés de l’énergie qui transfèrent l’argent aux pays producteurs de pétrole. Voici certaines de ces causes auxquelles nous n’avons pas fait face.
Vous parlez souvent de fétichisme du déficit. Qu’est-ce donc?
J.S.: C’est cette idée que la plus importante chose que nous devons faire est de se débarasser du déficit et que, si nous ne faisons que cela, l’économie sera saine. C’est évidemment incorrect. En ce moment, diminuer le déficit affaiblira l’économie. L’austérité n’est pas la solution ; cela aggravera nos problèmes.
Vraiment, ce que nous devons faire est trouver comment remettre les États-Unis au travail. Or cela requerra plus de dépenses et une augmentation du déficit.
Quelles sont les solutions concrètes qu’il faudrait appliquer maintenant?
J.S.: Au niveau mondial, nous avons besoin d’une stratégie de croissance orientée. Ce qui implique de répondre à cette question : comment peut-on stimuler l’économie pour qu’elle crée des emplois?
Le second problème de l’Europe est la résolution de la crise de l’euro. Comment soutient-on les pays qui ont des difficultés en préservant l’euro? Voilà pour le court terme.
Sur le moyen terme, il y a deux défis qui ne seront pas résolus vite mais dont il faut se soucier: d’abord, les inégalités croissantes dans la plupart des pays et, ensuite, la réforme du système monétaire et de réserve international.
Comment stimuler l’emploi?
J.S.: Cela demandera des dépenses publiques. Pour le moment, nous sommes en train de couper les dépenses publiques aux États-Unis. Ce faisant, le gouvernement est en fait en train de contribuer au problème du chômage plutôt que de compenser les faiblesses du secteur privé.
Nous avons besoin d’énormes efforts d’investissements en infrastructure, en technologie et en éducation. Il faut donc un programme d’investissement créateur d’emplois, qui aide l’économie à restructurer sa dépendance par rapport aux secteurs qui doivent être affaiblis (l’immobilier, l’industrie, la finance) et à aller vers des secteurs qui doivent être intensifiés (les services, la santé, l’éducation)
Que peut-on faire par rapport à la crise de l’euro?
J.S.: Une partie de la réponse repose sur la solidarité européenne et l’engagement à aider les pays en difficulté. Cela peut prendre différentes formes: une euro-obligation, un cadre physique commun avec des taxes communes pour soutenir l’activité économique européenne, une stratégie de croissance, reconnaître que la Grèce ne résoudra pas ses problèmes par l’austérité et qu’elle doit se concentrer sur la croissance. Il y a beaucoup de possibilités, mais ce qui ne marchera pas c’est l’austérité.
Avez-vous un conseil à donner à Christine Lagarde?
J.S.: Il faut créer un nouveau système de réserve globale. Sur le court terme, il faut étendre les droits de tirages spéciaux. Cela avait été fait en 2009, et ça a aidé, mais il faut maintenant le faire sur une base régulière. Les trois autres défis sont: améliorer le système de recouvrement de la dette souveraine, réguler les flux entre les pays et réguler les institutions financières globales.
Qu’en est-il du problème de l’inégalité croissante?
J.S: Sur le court terme, il faut renforcer la taxation progressive, les filets de sécurité et la protection sociale. Sur le long terme, le plus important est de s’assurer que tout le monde ait accès à l’éducation qu’il mérite. Penser aussi à la manière dont les politiques industrielles peuvent augmenter la demande de main d’oeuvre au bas de l’échelle.
Jusqu’à présent, le secteur privé a mis l’accent sur des innovations qui créent du chômage, au lieu d’innovations qui protègent notre environnement par exemple. Si on rééquilibre ces innovations, notre économie sera plus saine.
Une de mes inquiétudes est que les taux d’intérêts de plus en plus bas encouragent les entreprises à choisir des robots qui remplaceront la main d’œuvre. Nous sommes en fait en train de créer les fondements d’une économie sans emploi.
Comment imposer cela au secteur privé qui cherche à diminuer les coûts?
J.S.: Nous devons les encourager à penser à des coûts qui peuvent être subventionnés, comme les coûts environnementaux.
Vous étiez à Occupy Wall Street le 2 octobre. Qu’en pensez-vous?
J.S.: J’étais un peu surpris que ça ait mis autant de temps à se faire! C’est tout à fait compréhensible que les Américains soient furieux. On leur a dit: “si on donne 800 millions de dollars aux banques, elle recouvreront leur santé. Ne mettons pas de contraintes et les prêts seront restaurés et l’économie se rétablira.” Et c’était faux.
A la place, on a vu le gouvernement donner de l’argent aux banques, les banques donner de l’argent à leurs cadres, payer les dividendes et les gros bonus. Les banques se sont rétablies mais les prêts aux petites et moyennes entreprises n’ont pas été rétablis. L’Américain moyen souffre, les banques continuent de l’expulser de chez lui, les saisies continuent avec la même violence, les abus des banques sous la forme de prêts prédateurs ou de cartes de crédits aussi, alors même que ce sont les contribuables américains qui ont renfloué les banques.
Quand on donne autant d’argent aux banques et qu’elles retournent la faveur en maltraitant le citoyen moyen, c’est compréhensible qu’ils soient énervés. Et en plus, il n’y a toujours pas de travail.
Toutes ces propositions impliquent un plus grand investissement de la part de l’État. Les États-Unis sont-ils prêts à faire cela?
J.S.: Cela va être difficile, mais de plus en plus d’Américains voient que le marché n’est pas la solution. Il ne s’agit pas d’abandonner le marché mais c’est l’équilibre qui n’est pas bon. C’est aussi ce qu’a réalisé le mouvement du Tea Party qui, d’une certaine manière a eu le même genre de genèse.
Ils ont raison dans une certaine mesure sur le diagnostic, mais leur réponse est incorrecte car ils déséquilibrent encore plus le système en se débarrassant du rôle du gouvernement.
La question n’est pas celle de la taille du gouvernement mais de ce que le gouvernement a fait. Donc il ne s’agit pas juste d’occuper Wall Street, mais d’empêcher Wall Street de faire ce qu’il fait et de lui faire faire ce qu’il doit faire. De la même manière, il s’agit donc de faire en sorte que le gouvernement fasse ce qu’il doit faire.
Cela requiert une volonté politique forte…
J.S.: Ce qui est intéressant est que ce mouvement est parti de New York et s’est répandu dans tout le pays. Mais évidemment, l’argent et les lobbyistes parlent plus fort donc je ne pense pas que ce soit un problème qui soit résolu du jour au lendemain.
Et avec les prochaines élections?
J.S.: A vrai dire, je ne suis pas très optimiste. Je pense que cela prendra encore cinq ans.
D’autant plus qu’il y a un risque de récession en double-creux aux États-Unis et en Europe…
J.S.: Je pense que ce risque est élevé. Peut-être qu’il y aura une croissance très lente, mais que ce soit ça ou une récession en double-creux, la croissance sera trop molle pour avoir un impact sur les 25 millions d’Américains au chômage qui veulent trouver un emploi.