La financiarisation génère des inégalités au lieu d’être productrice de richesse. L’économie de marché a été saisie par les classes dominantes et l’État.
Les inégalités, un thème qui n’est pas seulement devenu incontournable au sein des différentes plateformes électorales, mais aussi chez des économistes renommés comme Joseph Stiglitz et Robert Shiller, ou encore chez des gourous tel que Nouriel Roubini, ainsi que chez de grands prêtres du système à l’instar de Warren Buffett et de George Soros.
La progression des disparités a aussi suscité des mouvements sociaux en Grèce, en Espagne ou encore au Portugal, puis aux États-Unis, notamment à New York avec Occupy Wall Street. Et l’Europe a aussi vu défiler les indignés. Un phénomène qui sera désamorcé, sans pour autant disparaître, car il va dans le sens des partisans de l’ordre établi.
Afin que cela soit clair, disons tout de suite que l’ordre établi a pour origine la libéralisation du dollar de toutes contraintes sous la présidence Nixon, en 1971, puis la modernisation financière et la globalisation accélérées du début des années 1980. Des applications qui ont amené la crise actuelle, tout en engendrant de l’étatisme.
Ceux qui, aujourd’hui, dénoncent le creusement des inégalités recourent tous au même argument: la crise, comme élément plus ou moins responsable. Personne ne veut établir de liens entre le système, la crise et les inégalités. Personne ne fait ressortir les causes et les effets, personne ne montre que tout cela est organiquement lié et qu’il ne s’agit pas de conséquences non voulues. Le système, l’ordre mis en place, produit de l’inégalité par construction. Et il en produit de façon accélérée et quasi autonome maintenant.
Ainsi, toutes les statistiques disponibles démontrent qu’au lieu de se résorber, elles se sont fortement accrues depuis 2008. Ce qui est logique, puisque la seule parade à la crise a été la création de monnaie et l’inflation du prix des assets financiers. Pourquoi n’expose-t-on pas la question dans son ensemble, avec son historique, son développement et maintenant son impasse? Tout simplement parce que cela serait contraire aux intérêts.
Face à ce problème de l’accroissement des inégalités il y a deux positions uniques: supprimer la production de ces inégalités porteuses de crises financières et sociales en changeant le système. Ou laisser la production d’inégalités en l’état, en faisant semblant de les réduire. Ce qui présenterait de nombreux avantages:
– de faire passer la pilule des scandaleux bail-out du genre regardez, nous savons aussi prendre aux riches. Il donne la possibilité de faire passer l’austérité car tel est le message, la rigueur est pour tous.
– de financer des déficits keynésiens par l’augmentation des taxations. Le keynésianisme est le meilleur garant de l’ordre établi puisqu’il donne la possibilité d’apaiser les tensions sociales et quelquefois la misère dangereuse par des actes charitables habillés d’économisme.
– de mettre en selle les partis et organisations sociales démocrates, lesquelles sont très utiles pour désamorcer les luttes sociales en période crise et de chômage.
– de lutter contre l’ascension des classes moyennes qui sont assurées ainsi de ne jamais devenir supérieures, taxées qu’elles sont sur leur travail, leur épargne et leurs biens malheureusement toujours visibles
– de désigner, mais là le jeu est dangereux, des boucs émissaires qui exonèrent ainsi la responsabilité des gouvernements, des banquiers centraux et des groupes sociaux qui leur sont alliés.
– de fortifier encore le pouvoir de l’Etat. Celui qui a volontairement stimulé la croissance et financé promesses et déficits qui ont conduit à introduire un système producteur d’inégalités à grande échelle. Alors que ces Etats ont commis une faute, ils prétendent toujours vouloir protéger les citoyens contre les dangers qu’ils ont eux-mêmes créés!
Pourtant les inégalités peuvent être combattues. Pour y parvenir, il faut prendre le problème à sa source, là où les disparités sont produites, et dans sa globalité. Contrairement à ce que l’on essaie de nous faire croire pour les déconsidérer, les mouvements sociaux actuels n’émanent pas de gens stupides. S’ils sont incapables de faire ressortir la logique de leurs revendications et de leurs fureurs, ils voient cependant plus juste que les leaders politiques d’une pseudo-gauche, que les économistes étroits et les gourous patentés. Ils donnent à voir que tout est lié.
Et il est vrai que tout est lié, organiquement lié dans un système dont chaque pièce est solidaire de l’autre, dont chaque processus a une raison d’être et une fonction.
Tout a commencé en 1971, quand le président Richard Nixon a coupé le lien entre le dollar et l’or, quand il a libéré la politique monétaire américaine de la contrainte extérieure. Bref, quand il a libéré la production, on devrait dire la surproduction, de dollars. Ainsi, ont été jetées les bases de la Great Experiment.
Les think tanks américains se sont émus du ralentissement tendanciel de la croissance, de l’érosion du taux de profit avec les conséquences sur le chômage et sur l’hégémonie américaine. Leurs réflexions ont alors débouché sur l’idée qu’il fallait augmenter la capacité de créer du crédit, repousser les limites de solvabilité du système et donner aux banques les moyens d’augmenter leurs profits, de réduire leurs risques, de bonifier leur capital. Cela a été explicité à l’époque et surtout cela a été répété clairement, sans équivoque, par Alan Greenspan, en 2009, à l’occasion d’une audition devant le Congrès afin de justifier sa propre action à la tête de la Fed.
On a appelé cela la modernisation, la dérégulation, la déréglementation. Peu importe le nom, nous, nous appelons cela la financiarisation.
Les résultats de ce grand mouvement étalé sur plusieurs années, et marqué par des innovations ou pseudo innovations à jets continus, a été une baisse des taux d’intérêts, une chute des primes de risque, une externalisation du risque financier et bancaire et un gonflement considérable de la masse de crédit dans le système.
Les avantages ont été spectaculaires et multiples:
– la baisse des taux et expansion du crédit permettent de hausser le niveau d’investissement, de la productivité et de l’emploi.
– la croissance se redresse puis s’accélère.
– les consommateurs ayant accès au crédit facile s’endettent, consomment, augmentent la demande finale.
– le financement des déficits du gouvernement est facilité, les déficits se réduisent grâce à la croissance et aux plus-values.
– la hausse de la valeur des assets, des actions, des bonds, de l’immobilier fournit des collatéraux pour les dettes et entretient par l’effet de richesse le moral des consommateurs.
– l’augmentation du taux de profit réel, le gonflement Ponzi de la valeur des assets attirent les capitaux étrangers, les Etats-Unis pompent littéralement les capitaux internationaux, la question du déficit extérieur ne se pose pas. Le même phénomène se produit en Europe.
– la sphère financière croit à la stabilité grâce au recyclage des capitaux des exportateurs malgré la globalisation et les déséquilibres croissants du système réel. Et il y a les fameux Puts de Greenspan puis les hélicoptères de Bernanke.
Le mouvement de modernisation de la finance, de la financiarisation, est jumeau du mouvement de la globalisation. L’un ne va pas sans l’autre.
La globalisation a permis le miracle de la soi-disant productivité du système américain par les importations à bas prix, les délocalisations, l’arbitrage international du travail et le transfert inégal et invisible de valeur.
Si la financiarisation n’était pas intervenue dans un contexte de globalisation, elle aurait échoué, car le taux de profit américain ne serait pas remonté, l’inflation aurait rapidement fait son apparition et il y aurait eu des tensions sur les taux intérêts.
Le couple financiarisation/globalisation a ainsi fabriqué une masse considérable de profit, de plus values boursières et de … dettes. Ce qui est une dette pour les uns est un capital pour les autres, pour les créanciers. La dette, une fois empaquetée, titrisée, vendue sur un marché, devient un asset financier qui a statut de capital car il rentre dans le patrimoine de son propriétaire comme un autre placement et lui donne le droit de prélever son intérêt et d’exiger son remboursement.
Ce capital provenant de la financiarisation/globalisation, il faut bien qu’il appartienne à quelqu’un, il n’est pas suspendu dans les airs. Il n’est allé ni enrichir les salariés qui ont vu leur niveau de vie stagner, ni les Etats qui se sont endettés et ont vendu leurs bijoux de famille. Il est allé là où il devait aller, chez ceux qui étaient placés aux bons endroits du système, c’est à dire dans la sphère financière et dans les cercles, les classes sociales, qui en sont proches.
En gonflant dans des proportions sans précédent la valeur du capital financier, en accumulant une masse considérable de dettes, le système qui a été mis en place dans les années 1980 a ainsi produit une inégalité sans précèdent. Dès lors, il est facile de comprendre pourquoi on escamote l’analyse des causes et des effets, pourquoi on évite de tirer sur le fil conducteur de l’Histoire et des origines du phénomène. Mieux vaut se contenter, quand on veut que cela dure, de juxtaposer des constats et ne pas en tirer de conclusions. Elles pourraient déboucher sur des remises en questions inopportunes. Les secrets de la financiarisation craignent la lumière.
En fait, il faut aller plus loin encore dans l’analyse, car ce n’est pas un hasard si, en même temps que la financiarisation/globalisation, se sont développés de nouveaux modes de gestion financière, de nouveaux véhicules, de nouvelles organisations.
La politique des taux intérêt bas a rendu totalement spoliateurs les placements traditionnels sans risque comme les fonds d’État. Les taux d’intérêt réels ont été nuls et le sont évidemment encore. Ils sont négatifs après frais et impôt. Ce qui explique le développement des gestions alternatives – hedge funds, private equity, etc. – qui, elles, savent gérer et bénéficier de la complexité. Ne sont-elles pas parvenues à s’octroyer des rentabilités de 10 à 15%, lesquelles, capitalisées, viennent encore bonifier et enfler la masse de ce capital. L’épargnant traditionnel, lui, ne capitalise plus depuis longtemps et ses fonds de retraites pas plus. Il prend à plein l’érosion monétaire et la prédation fiscale.
De la même façon, le système a, par l’argent bon marché, permis de généraliser les stocks options des dirigeants ainsi que les rachats d’actions par les entreprises grâce au crédit, concrétisant ainsi la solidarité des détenteurs du capital et des managers dans le fameux objectif mystifiant de la création de valeur. La création de valeur, qui se présente comme une réalité et le fruit du génie managérial, n’est bien souvent que fictive et résultat de l’ingénierie financière permise par la financiarisation.
Toujours pour soutenir la création de valeur, le capital a de plus exigé des taux de profits hors normes, historiques. Aussi les managers n’ont pas le droit de décevoir les détenteurs des valeurs boursières sinon gare au bonus. Ce qui explique que la répartition des valeurs ajoutées, entre le capital et le travail, reste encore et toujours en faveur du capital. Et ce malgré la crise qui conduit à l’appauvrissement relatif des salariés, des petits entrepreneurs et des classes moyennes.
La finance moderne a aussi donné naissance à une classe de gestionnaires aveugles, qui a donné l’illusion qu’il n’y avait pas de limite à l’endettement, que le risque pouvait toujours être couvert, «hedgé».
C’est tout cela qui doit être stoppé. Au lieu d’être productrice de richesse réelle et de progrès, la finance moderne génère du chômage, de la précarité et du gaspillage. Ainsi, au lieu d’être au service, elle a apporté de la servitude pour les autres. Elle suscite encore des tensions politiques et maintenant géopolitiques.
La crise que ce système a provoquée donne l’occasion de le neutraliser. D’autant que, dans les crises, tout devient réversible. Mais le bon sens doit commander: avant même de songer à réduire les inégalités, avant de prendre de nouvelles initiatives malencontreuses, la logique veut qu’il faut d’abord arrêter d’en produire.
L”éclatement prévisible de cette crise, avec les mesures de sauvetage qui ont suivi, ont également révélé l’évidence cachée: les profits sont privés et les pertes sont publiques. Et c’est pour cela que la question est maintenant politique. La crise n’est pas affaire de technique, mais de choix politique.
L’enjeu de la crise et de son traitement est simple: c’est le maintien ou non de l’ordre qui a été établi en 1971 sous Nixon, puis complété pas à pas dans les années 1980 par la modernisation de la finance et la globalisation.
On sait maintenant que le risque ne peut être rejeté hors du système financier qu’à une condition: qu’il soit supporté par d’autres, les États, les Banques Centrales.
Bref, par les citoyens contribuables.
Il faut en réalité démystifier l’argument de ceux qui affirment que la consolidation du système est dans l’intérêt général. Il faut démasquer ceux qui se servent de la peur et agitent le catastrophisme pour faire croire qu’il n’y a pas d’autres solutions.
A la faveur de l’aggravation des inégalités, de la destruction des classes moyennes, la société va tomber dans le piège d’une remise en cause du capitalisme et de l’économie de marché. Et l’Etat, une fois de plus, va se saisir de l’aubaine pour devenir de plus en plus intrusif, autoritaire et spoliateur. L’ironie est que cet Etat, qui est le vrai responsable in fine de la catastrophe, car c’est lui qui a mis en place le cadre de la finance moderne, cet Etat va se trouver renforcé !