La manière dont «les marchés» ont décidé, ces derniers jours, de la composition des gouvernements, en Grèce et en Italie, est à la fois un déni de démocratie et une absurdité philosophique, quand on se souvient que ces marchés sont largement automatisés. Entretien avec Patrick Viveret, philosophe et ancien conseiller à la Cour des comptes. Pistes pour une politique alternative sous forme d’entretien.
La charge confiée à Mario Monti de former un nouveau gouvernement, en Italie, a été effective dès le dimanche soir pour permettre une ouverture sereine des bourses européennes le lundi matin. Pour Patrick Viveret, philosophe, ancien conseiller honoraire à la Cour des comptes, et auteur de Reconsidérer la richesse, cette manière de «rassurer les marchés» est à la fois inefficace et dangereuse.
Elle revient, d’un côté, à vouloir«rassurer des robots», puisque la majorité des transactions financières, de par le monde, sont désormais opérées par des automates. Elle avalise, de l’autre, une logique financière qui menace les valeurs cardinales sur lesquelles l’Europe s’est construite: la démocratie et la paix. Cette logique ne tolère pas, en effet, deux composantes essentielles du fonctionnement démocratique : le temps et la divergence.
Quelles leçons tirer du renversement de deux gouvernements élus démocratiquement, en Grèce et en Italie, sous la pression des marchés financiers ?
La démocratie et la paix, c’est-à-dire les deux valeurs cardinales sur lesquelles s’est construite l’Europe, sont aujourd’hui menacées. Nous sommes entrés dans une situation d’urgence démocratique, précisément par ce fait que la logique financière elle-même ne supporte plus deux caractéristiques majeures de la démocratie : le temps d’une part, la pluralité et la divergence des orientations de l’autre.
Les marchés financiers fonctionnent aujourd’hui à la seconde, ou à la nanoseconde, et ne supportent plus le temps démocratique, qui ne va jamais assez vite pour eux. Un phénomène permis et aggravé par le fait que 70% des transactions financières aux États-Unis, et près de la moitié en Europe, sont réalisées par des automates, à travers le trading algorithmique. On ne cesse de dire qu’il faut rassurer les marchés, parce que ça ne passerait pas si on disait qu’il faut «rassurer les robots». D’où le développement de cette novlangue jargonnante de l’économie financière, qui, par son opacité, joue un rôle structurant dans le déni de démocratie.
Il y a un formidable travail de déconstruction et d’éducation populaire à faire pour savoir qui sont ces fameux marchés financiers à rassurer. Le seul fait de se poser la question du «qui?» permet de saisir à la fois le rôle considérable des automates et la psychose maniaco-dépressive dans laquelle les financiers sont engagés.
Le Wall Street Journal, qui n’est pas l’incarnation d’une pensée alternative, écrivait, au moment du krach de 1987, mais cela reste valable aujourd’hui, que les marchés ne connaissent que deux sentiments : l’euphorie ou la panique. C’est exactement ce qui caractérise la psychose maniaco-dépressive. C’est-à-dire un État où les personnes perdent le contact avec le réel, notamment économique, et peuvent dilapider l’argent. C’est une des raisons pour lesquelles on préconise tutelle et curatelle. Il ne s’agit donc pas seulement de réguler les marchés financiers, mais aussi de les soigner. Les marchés financiers constituent aujourd’hui un problème de santé internationale.
L’autre fondement de la démocratie que les marchés ne supportent plus est la division ou la pluralité des orientations, pourtant inhérente au processus démocratique. Ils exigent donc, partout, des règles d’or et des gouvernements d’union nationale, dirigés par des techniciens. On l’avait déjà senti cet été, aux États-Unis, lors du désaccord entre républicains et démocrates sur le plafond d’endettement. La gestion dynamique de la divergence, qui est un fondement démocratique, n’est plus compatible avec la logique financière.
Si on laisse cette logique s’imposer, on en arrive donc à ce qu’a décrit le prix Nobel hétérodoxe Paul Krugman. Pour lui, nos programmes d’austérité sont l’équivalent des sacrifices humains chez les Mayas. Il faut analyser la crise actuelle à travers les catégories d’une crise de foi, donc d’une crise religieuse, pas seulement d’une crise de confiance. Nous sommes dominés par un socle de croyances et de crédulités conduisant à penser que, face à ces nouveaux dieux courroucés que sont les marchés financiers, nous n’avons d’autres choix que les rassurer avec des sacrifices ! Et des sacrifices humains. Chaque annonce d’un plan d’austérité implique plus de chômage, moins d’infirmières, moins d’éducation…
C’est pourtant une destruction de richesse réelle et humaine aussi absurde que les sacrifices mayas, qui ne parvenaient pas à arrêter les éclipses de soleil et n’ont pas empêché la civilisation maya de s’effondrer. On voit bien que c’est inefficace, mais on nous explique que c’est lié au fait qu’on n’a pas été assez loin dans le sacrifice ! Or, cette logique sacrificielle, si on la laisse aller jusqu’au bout, met en cause non seulement la démocratie, mais, ensuite, la paix elle-même.
Une économie entièrement autonome vis-à-vis du politique et de toute éthique engendre des formes de guerres civiles intérieures : on en a perçu les germes lors des émeutes britanniques de l’été. Mais elle porte aussi en elle les germes de guerres internationales. Les éléments de révolte sociale sont déjà présents et le seront plus encore avec les programmes d’austérité.
Et la meilleure façon de canaliser des révoltes, c’est toujours de construire des logiques de boucs émissaires. Soit des boucs émissaires intérieurs, comme les Juifs hier ou les Roms aujourd’hui. Soit des boucs émissaires extérieurs. Les révoltes sociales qui montent en Chine face à la classe des nouveaux riches pourraient bien faire que Taïwan devienne un enjeu de conflit majeur. Et, pour Israël, une bonne façon de détourner les puissantes revendications de leurs indignés, c’est un conflit avec l’Iran. Les politiques économiques actuelles sont autant de bombes à retardement planétaires.