En vingt ans, les agences de notation ont acquis une légitimité qui soulève des questions aujourd’hui. Décryptage par deux experts.
Un mot de leur part, et la planète s’affole. Depuis la dégradation de la note de la Grèce le 9 mai dernier, les trois agences de notation Moody’s, Standard & Poor’s et Fitch Ratings occupent une place inédite dans le monde de la finance. Cette légitimité provient d’un long processus débuté il y a vingt ans. Les agences existent pourtant, elles, depuis 1860. Histoire d’une montée en puissance de plus en plus remise en question.
Les agences de notation apparaissent aux États-Unis au milieu du XIXe siècle. Elles devaient à l’origine évaluer le risque de défaut de paiement des entreprises. En particulier des chemins de fer, contraints d’emprunter massivement pour se développer. Peu à peu, elles se sont aussi intéressées à la solvabilité des transactions financières et à la dette des États. Le trio actuel, Moody’s, Standard & Poor’s et Fitch Ratings, forme l’oligopole toujours plus écouté par les marchés.
Ce n’était pourtant pas le cas jusqu’il y a peu. Les agences de notation jouent par exemple un rôle marginal, lors des premières crises économiques de 1929 et 1970, rappelle l’historien et spécialiste des banques Sébastien Guex.
Pour l’enseignant à l’Université de Lausanne, ces établissements de contrôle ont réellement commencé à être écoutés au début des années 1990: «L’avènement du néolibéralisme amène un investissement des capitaux plus important dans la finance, entraînant par là l’existence des bulles que nous avons traversées ces vingt dernières années. Ces nouveaux investissements amènent par ailleurs la création de montages financiers complexes que plus personne n’est à même de comprendre».
Sophistication dangereuse
La sophistication que connaît le monde de la finance rend la lecture des comptes des entreprises plus ardue et expliquerait donc pour Sébastien Guex le recours toujours plus important aux agences de notation. Ces dernières se sont profilées en expertes en la matière, à tort ou à raison.
La faillite d’Enron en 2002 met en avant leur incompétence, par exemple. La chute du numéro un mondial du courtage en énergie et septième entreprise américaine restera toutefois sans conséquence: «Après la crise des marchés asiatiques à la fin des années 90, cette faillite a montré pour la seconde fois l’étonnant manque de réactivité des agences de notation. Elles ont en effet à l’époque continué d’attribuer une note positive à Enron jusqu’à sa disparition», souligne Ilias Pnevmonidis, assistant de recherche au Centre de droit bancaire et financier de l’Université de Genève.
Pour Sébastien Guex, cette faillite révèle la perte de compréhension du monde de la finance: «Enron, c’était 800 succursales uniquement dans les Caraïbes! Comment une agence, même dite spécialisée, peut-elle parvenir à en relire les comptes sans erreur?»
En 2008, un nouveau mot entre dans le langage courant: «subprimes» traduits par «crédits à risques». Ce conglomérat d’emprunts est à l’origine cette année-là de l’immense bulle hypothécaire américaine désormais célèbre. A l’époque, personne n’a rien vu venir. Pas même les agences de notation: «Elles n’ont pas reconnu assez vite la dangerosité de ces produits dérivés. Elles ont même encouragé les investisseurs à les acquérir en les notant positivement», observe l’avocat Ilias Pnevmonidis.
Car la grande astuce des produits structurés, c’était justement d’afficher une note de confiance d’ensemble maximale (AAA), tout en contenant des emprunts plus risqués, mais invisibles ou peu claires pour les analystes, en raison de la complexité de leurs structures.
«Ces produits étaient trop complexes. On essaie désormais d’éviter de telles constructions. Mais les agences de notation, qui ont des employés censés suivre de près les mouvements des marchés, auraient dû baisser immédiatement la note de Lehman Brothers lors des premiers signes de sa chute par exemple, ce qu’elles n’ont pas fait», commente Ilias Pnevmonidis.
Dépassées par la crise des subprimes en 2008
A l’image du scandale d’Enron, on leur reprochera donc à nouveau leur manque de réactivité. Quant à l’absence d’anticipation, le chercheur rappelle que les agences ignoraient alors l’ampleur de l’exposition des établissements d’investissement à ces produits structurés «en raison de la confidentialité régnant au sein des établissements bancaires et surtout des manquements et de la complexité des pratiques du risk management.»
Après la crise dite «des subprimes», les Etats et les organisations internationales ont souhaité mettre en place de nouvelles règles d’évaluation des notations. Mais dans l’ensemble, «le travail des trois agences n’a pas été réellement modifié», observe Ilias Pnevmonidis.
Leur légitimité s’est même accrue ces dernières années: «Avec des logiciels qui effectuent des opérations financières à la millième de seconde, comment suivre les mouvements des capitaux? Faute de moyens, toujours plus d’institutions, à l’image des caisses de pension, se sont donc référées aux agences de notation», explique Sébastien Guex.
Trop écoutées?
L’Union européenne a tenté cette semaine sans succès d’ôter la note des pays européens en difficultés pour leur éviter une panique des marchés en cas de dégradation.
Le projet est jugé «peu convaincant» par Ilias Pnevmonidis: «A mon sens, il faudrait surtout encourager les agences à adopter des pratiques de notation plus claires et transparentes afin de mieux expliquer les raisons qui les poussent à baisser la note d’une dette souveraine, réviser une réglementation internationale et enfin, briser l’oligopole des trois agences actuelles. Ce genre de mesures pourrait calmer les marchés et éviter leur réaction et de paniquer en masse à chaque dégradation.»
L’historien Sébastien Guex parle pour sa part de «fétichisme» des agences de notation, soulignant leur dangereux effet «autoprophétique»: «En annonçant la baisse d’une note, les capitaux fuient et donnent raison à l’agence en question.»
L’expert vaudois préconise ainsi une mesure plus radicale: la suppression pure et simple des agences de notation privées. Et la création d’une agence publique. Leur poids, leurs conflits d’intérêts actuels (elles notent des entreprises qui les paient pour cela) et leur manque de transparence dans leurs critères d’évaluation sont devenus trop graves, selon lui: «Au lieu d’incarner des éléments de stabilisation, elles sont devenues des éléments de perturbation du système», commente-t-il.