La crise de l’euro persiste et de plus en plus d’économistes en viennent désormais à envisager la disparition de la monnaie unique. Chercher à sauver l’euro à tout prix a-t-il encore un sens ?
“La seule solution, désormais, réside dans une sortie de l’euro, qu’elle soit négociée ou non “. C’est dans ces termes catégoriques que l’économiste Jacques Sapir concluait une récente tribune consacrée à la critique du dernier plan de “sauvetage” européen.
L’économiste, qu’on a connu moins pessimiste, semble aujourd’hui se résoudre à la mort programmée de la monnaie unique. Il n’est d’ailleurs pas le seul. Si l’on en croit Jean-Pierre Chevènement, “tout se passe comme si l’Allemagne, prisonnière de ses dogmes, avait dans sa tête déjà pris congé de l’euro “. Ainsi donc, les Allemands, dont on a tant dit qu’ils étaient les principaux bénéficiaires de la devise européenne, se seraient déjà résignés. Dans ces conditions, peut-on encore (et doit-on) sauver l’euro ?
Un rappel historique s’impose. A l’origine, ce n’est pas l’Allemagne qui fut le principal promoteur de l’unification monétaire. Ce fut la France du tandem Mitterrand-Delors. Imprégnés de la pensée d’un autre tandem, le duo Monnet-Schuman, les dirigeants socialistes des années 1990 avaient pour ambition de conjurer définitivement le souvenir des guerres intra-européennes.
L’idée à l’origine de la création de l’euro était peu ou prou celui-ci : les nations portant en elles le germe de la guerre, il convenait de les neutraliser. Une dose suffisante de supranational économico-monétaire devait parvenir à ficeler les États dans un entrelacs d’intérêts matériels, et à “arracher les patries (…) aux castes du militarisme ” (Jaurès).
Côté français, c’est bien en réaction à la réunification allemande que l’on plaida pour une monnaie unique. La devise européenne apparaissait à François Mitterrand et à Jacques Delors comme une garantie contre la rémanence des tentations pan-germaines. Les Français étaient pressés de créer l’euro, alors qu’en Allemagne, le chancelier Kohl s’ingéniait à différer l’échéance.
Pour convaincre les Allemands d’abandonner leur mark, il fallut leur donner des gages. A la politique du franc fort succéda celle de l’euro fort, couvé par une Banque centrale européenne (BCE) principalement soucieuse de lutter contre l’inflation, et dont les statuts ressemblent à s’y méprendre à ceux de la Bundesbank.
On connaît la suite. Initiée en France et inscrite dans la loi du 3 janvier 1973, l’interdiction pour les États de se financer auprès de leurs banques centrales a été généralisée à toute l’Europe par le Traité de Maastricht, signé en 1992. Les différents pays sont donc contraints d’avoir recours aux marchés. Ces derniers, ayant tout d’abord vu dans la création de l’euro une garantie de stabilité, ont accordé des emprunts à des taux très faibles aux pays du Sud de l’Europe.
Une monnaie forte inadaptée
La Grèce, l’Italie et d’autres ont pu s’endetter au-delà du raisonnable parce qu’ils bénéficiaient, contre toute logique, des taux allemands. Aujourd’hui, les écarts de taux sont devenus considérables. Les taux d’intérêts proposés aux “PIGS” (Portugal, Italie, Grèce, Espagne) sont tels qu’ils ne peuvent qu’accroître de façon dramatique la charge de leur dette, installant ces pays dans un cercle vicieux sans fin.
Dans le même temps, l’euro s’est beaucoup apprécié. Lors de sa mise en circulation effective en 2002, un euro valait 0,88 dollar. Actuellement la parité euro/dollar est supérieure 1,35. Or, si une monnaie si forte peut encore convenir à l’économie allemande, elle est totalement inadaptée à des pays ne disposant pas des même avantages comparatifs “hors coûts” que nos voisins d’outre-Rhin. Au prix actuel de l’euro, on peut encore exporter des machine-outils et des voitures de luxe “made in germany “, mais on n’exporte plus de produits grecs, italiens, portugais, espagnols, ou même français.
Une telle surcotation de sa monnaie est d’autant moins supportable que l’Europe a renoncé à toute protection douanière. Depuis 1994, la fin de l’Uruguay Round et la transformation du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) en Organisation mondiale du commerce, notre continent est l’un des meilleurs élèves de l’OMC. Il s’offre sans contrepartie à tous les dumpings, qu’ils soient sociaux, environnementaux, fiscaux, ou monétaires.
On peut d’autant moins combattre la concurrence d’un pays comme la Chine, où le coût du travail est négligeable, que l’on est tributaire d’une monnaie chère, lorsque les Chinois bénéficient d’une monnaie faible. Les difficultés se cumulent donc, rendant la situation de l’eurozone si difficile que celle-ci semble désormais au bord de l’explosion.
Vers plus de fédéralisme ?
On nous dit que la principale erreur fut d’accueillir la Grèce dans l’euro. On accuse ce pays – à juste titre – d’avoir truqué ses comptes pour devenir éligible à la monnaie unique. Dès lors, une sortie de l’euro de la péninsule hellène a cessé d’être taboue. Cette hypothèse a été largement évoquée lorsque Georges Papandréou envisagea brièvement d’offrir à son peuple un référendum. Mais cette solution peut-elle véritablement en être une ?
C’est peu probable, car la Grèce, bien qu’elle ait réussi à faire trembler le continent, ne représente que 2,5% du PIB de la zone. Elle n’est que la petite partie émergée d’un gros iceberg. Sa dette représente 350 milliards d’euros. Que se passerait-il si, une fois ce pays bouté hors de l’eurozone, la spéculation – qui a déjà commencé à le faire – s’en prenait aux 1900 milliards d’euros de la dette italienne ?
Il y a peu de chance, alors, que le Fonds européen de stabilité financière (FESF), même porté à 1000 milliards d’euros, soit en mesure de faire face. Tout porte d’ailleurs à accréditer la thèse de “l’effet domino “. Après la Grèce et l’Italie, ce serait au tour du Portugal et l’Espagne d’entrer dans la tourmente. Puis…de la France. L’économiste Philippe Dessertine l’assure: “la question n’est pas tant de savoir si nous serons touchés, mais quand “.
Face à l’urgence et à la gravité de la situation, des solutions, bonnes et moins bonnes, ont été imaginées. Celle de Nicolas Sarkozy, qui souhaitait faire du FESF un véritable organisme de prêt adossé à la Banque centrale européenne, a été balayé d’un revers de main par la chancelière Merkel.
Fleurissent désormais nombre d’idées fédéralistes. Il est vrai qu’une monnaie unique est déjà un instrument fédéral. Mais pour qu’il puisse fonctionner, il convient que d’importants transferts budgétaires compensent l’impossibilité de dévaluer. Croit-on vraiment que l’Allemagne, qui s’est déjà opposée à cette autre idée fédérale qu’étaient les eurobonds, tolèrera longtemps de payer pour ses partenaires ?
Sa réunification a coûté très cher à ce pays. Il est d’autant moins probable que la République fédérale accepte de payer pour la Grèce, pour l’Italie ou pour l’Espagne ainsi qu’elle paya jadis pour ses länders de l’Est.
Monnaie unique vs monnaie commune
Nous voilà donc arrivés, semble-t-il, au terme des solutions envisageables pour sauver l’euro. A moins qu’une ultime possibilité n’ait été oubliée ? Ils sont de plus en plus nombreux, qu’ils soient économistes (Gérard Lafay, Jacques Sapir) ou politiques, à évoquer l’idée de faire muter notre devise pour permettre sa survie. Et l’on commence à entendre fredonner, certes encore timidement, la petite musique de la “monnaie commune “.
La différence avec une monnaie unique ? Permettre à des pays aux structures macroéconomiques différentes d’amortir les chocs, en ajustant de manière concertée la parité de leurs monnaies nationales. Dans le même temps, conserver l’euro pour nos transactions extérieures. Ainsi pourrait-on à nouveau dévaluer au sein de la zone, tout en continuant à payer nos importations en euros.
Les dettes souveraines continueraient par ailleurs d’être libellées en « monnaie commune », afin d’empêcher que l’inflation ne les fasse enfler. Enfin, loin de contraindre à l’expulsion de quelque État que ce soit, cet assouplissement considérable permettrait au contraire d’intégrer dans l’eurozone de nouvelles nations, jusque là trop faibles ou simplement réticentes.
La création de notre devise européenne fut une entreprise irréaliste doublée d’une démarche autoritaire de nivellement et d’aplanissement (voire de négation) des différences existant entre les États-membres. Pourtant, l’euro existe depuis maintenant dix ans, et il faut bien faire avec : “pas de politique en dehors des réalités “, disait le général de Gaulle.
La réalité doit-elle pour autant devenir un cauchemar ? Et faut-il poursuivre l’actuelle politique des rustines successives jusqu’à ce que l’euro explose, laissant derrière lui une Europe économiquement exsangue ? Souhaiter une solution médiane et raisonnable, est-ce cela, être “eurosceptique” ?
Gageons pour note part qu’il s’agit plutôt de l’ultime manière d’y croire encore, et d’être optimiste, sans être naïf.