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Par Jean-Pierre Béguelin, ancien économiste en chef de la banque Pictet & Cie, ancien économiste au sein de la Banque nationale suisse

Après avoir, trois heures durant, opéré Louis XIV d’une fistule mal placée, ses médecins ne se sont-ils pas empressés de saigner encore plus un royal patient qui se sentait un peu mal ? Rien ne ressemble plus à ces aberrations que les cures d’austérité de plus en plus sévères imposées aux pays européens les plus endettés. Malheureusement, l’euro pourrait ne pas avoir la résistance du Roy Soleil.

L’euro se meurt… l’euro est mort… écriront peut-être bientôt de modernes Bossuet. C’est que les médecins appelés au chevet de la monnaie unique ressemblent furieusement à ceux de Molière, qui ne savaient que saigner et purger. Sur l’euro et la dette publique, le discours venant des Allemagnes donne en effet le vertige. Pour soi-disant rétablir la confiance dans les emprunts publics attaqués, il ne fait que réclamer austérité et tour de vis supplémentaire dans les pays en difficulté, en oubliant que le processus de correction budgétaire est nettement plus compliqué qu’il n’y paraît.

Si, dans un pays où l’on verse 40% des revenus en impôts, l’État coupe ses dépenses pour réduire son déficit de 5% du PIB, ce dernier diminuera parallèlement puisque la demande globale chutera d’autant. Ce recul fera baisser le revenu national de 5% et donc, les rentrées d’impôts de 2% (soit 40% de 5%), si bien qu’à la fin de l’exercice, le déficit public ne se corrigera que de 3%.

Dans la réalité, en outre, les fonctionnaires licenciés et les producteurs ayant perdu des marchés publics auront aussi réduit leurs dépenses et l’économie se contractera ainsi plus que les 5% prévus initialement. Si ce mouvement d’amplification – on dit multiplicateur en jargon – est d’une fois et demi le choc initial, le PIB se réduira, dans notre exemple, de 7,5% et les rentrées d’impôts de 3%, si bien que le déficit budgétaire tombera de 2% seulement.

Pas étonnant, dans ces circonstances, que les cures drastiques d’amaigrissement budgétaire semblent presque toujours échouer et que les médecins, doutant de la bonne foi du malade, conseillent alors une saignée supplémentaire. C’est que, comme au XVIIe siècle, ceux-ci ont tout faux. D’abord, ils surestiment les vitesses d’adaptation possibles. Aux États-Unis, il a fallu presque dix ans à l’Administration Clinton pour corriger les déficits de l’ère Reagan ; exiger que la Grèce puisse le faire en trois ans, comme les Européens le demandaient début 2010, était évidemment un vœu pieux, voir cynique.

Ensuite, et pire, c’est le cadre conceptuel dans lequel ces médecins raisonnent qui est biaisé. Certes, dans une économie en croissance et proche du plein-emploi, un déficit grandissant de l’État accroît les pressions sur un appareil de production quasi saturé, et génère des tensions inflationnistes qui poussent les taux d’intérêt à la hausse. Dans ce cas, un programme d’austérité budgétaire est hautement bénéfique. Il réduit une demande globale excessive et fait baisser les taux, ce qui incite le privé à compenser en grande partie le recul des commandes publiques. Dans une économie ouverte, la réaction risque même d’être un peu plus rapide au cas où le recul des taux se traduit par un affaiblissement notable de la devise nationale et donc, par un rebond de la demande d’exportation.

Mais ce schéma ne correspond en rien à l’état actuel des économies européennes. Partout, en effet, les déficits budgétaires ont gonflé à la suite de la Grande Récession alors que, depuis 2009, la demande globale demeure faible et le chômage important. Jusque récemment, en outre, les taux d’intérêt dans les pays du Sud n’avaient pas significativement augmenté pour les crédits privés, toujours financés en partie par le Nord, et les réductions de dépenses publiques n’avaient ainsi pas de raison de les faire chuter.

Dans ces conditions, l’austérité ne s’est pas traduite par une baisse généralisée des taux, ni par une reprise miraculeuse d’autres éléments de la demande d’ailleurs. Le mécanisme récessif décrit ci-dessus a donc joué à plein. Les plans initiaux d’ajustement budgétaire ont naturellement tous paru échouer et les placeurs, ayant pris peur en voyant ces économies s’enfoncer dans une récession, se sont de plus en plus méfiés et des papiers des États menacés, et des actions des banques européennes.

C’est à ce moment que la cacade politique que l’on sait est venue mettre trois cerises empoisonnées sur le gâteau.

D’abord, en imposant aux banques une décote « volontaire » de 50% sur les emprunts publics grecs, l’UE a montré qu’un défaut partiel était raisonnable, un traitement favorable que d’autres pays endettés vont sans doute bientôt réclamer, ce qui a évidemment glacé d’effroi tout placeur privé un peu prudent.

Ensuite, en exigeant des mêmes banques qu’elles accroissent très rapidement leurs fonds propres pour pouvoir essuyer leurs pertes grecques à un moment où personne ne veut plus de leurs actions, elle a forcé celles-ci à brader rapidement leurs papiers d’État décotés, amplifiant encore la crise.

Enfin, en déclarant qu’un pays pouvait quitter la zone, les responsables allemands ont plus qu’incité les banques du Nord, ne pouvant quantifier un tel risque, à cesser de prêter dans les pays susceptibles de quitter le navire.

Les taux d’intérêt publics et privés s’envolent ainsi chez les membres de la zone ayant besoin de fonds externes pour financer une balance commerciale teintée en rouge vif, ce qui est le cas de toutes les économies fortement endettées.

Cela ne se produirait naturellement pas si leurs banques centrales nationales pouvaient continuer de cumuler leurs dettes envers la BCE ou si leur demande intérieure s’effondrait au point de ramener leurs importations au niveau de leurs exportations. En contrepartie, la Bundesbank verrait ses avoirs à la BCE – ceux-ci ont tout de même passé de 300 à 500 milliards d’euros cette année – s’accumuler de plus belle (voir ma chronique du 7 juillet) et/ou les commandes aux industries allemandes chuter encore plus nettement qu’aujourd’hui.

A moins d’un miracle ou d’un changement d’attitude de l’UE, tous les plans d’austérité paraissent ainsi condamnés à l’échec, et la situation se détériore de plus en plus vite.

Bien malin qui dira comment tout cela finira.

Solution la plus sage : la BCE rachète en masse les titres publics et rassure les marchés, mais malheureusement l’Allemagne n’en veut pas… pour l’instant.

Solution plus drastique et fort décrite : certains pays quittent l’euro et servent leurs dettes dans leur nouvelle monnaie nationale. Mais à combien de départs la BCE survivra-t-elle ?

Solution médiane et peu discutée : certains pays, Grèce en tête, font défaut sur leur dette publique – peut-être uniquement face à leurs créanciers étrangers – mais conservent l’euro comme monnaie. Dans la mesure où les autres banques européennes ne leur prêtent déjà quasiment plus, que risqueraient-t-ils à réduire d’un coup leur déficit budgétaire ? Comment réagiraient alors leurs créanciers, l’Allemagne en particulier ? Exclueraient-ils les pécheurs de la zone euro ? En plus de coûter quelques centaines de milliards à la Bundesbank, ce serait signer l’arrêt de mort et du marché et de la monnaie unique… Renaîtrait-elle sous le nom de D-euro ? Pas sûr…

Le Temps

(Merci à Boreas)

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