Stars des journaux télévisés, acteurs majeurs du feuilleton de la crise financière, les hedge funds se sont démocratisés depuis 2008. Si leur fonctionnement permet de relativement bien résister aux fortes tendances baissières, de nombreux risques demeurent. A tel point que les institutionnels ont repris la main sur ces produits financiers. En laissant de côté les particuliers.
Depuis l’été, les performances des hedge funds sont en berne. Une nouvelle baisse de 5 % en moyenne au troisième trimestre 2011, la pire depuis la fin de l’année 2008 selon le Hedge Fund Monitor, les a ramenés à un niveau comparable à celui de mai 2010, en pleine crise de la zone euro. Les turbulences récentes de l’économie mondiale et la chute de nombreuses valeurs, associées à une volatilité élevée de plusieurs classes d’actifs (matières premières en particulier), font peser sur certains gérants la menace de la liquidation de leur fonds.
Même les plus grands connaissent des fortunes diverses : John Paulson – dont le fonds Advantage a chuté d’environ 35 % cette année, – et George Soros – qui a annoncé sa préretraite – en tête ! Pourtant, en dépit de ce contexte morose et de quelques scandales retentissants ces dernières années (faillite du fonds LTCM en 1998, banqueroute du fonds Amaranth en 2006, ou crise des subprimes en 2007), l’engouement pour ces fonds ne faiblit pas. Au troisième trimestre 2011, selon le Hedge Fund Research (HFR), les montants de leurs encours ont même retrouvé des niveaux records autour de 2.000 milliards de dollars !
La quête du rendement absolu
Jusqu’aux années 60, le développement discret des premiers hedge funds, ou fonds de gestion alternatifs, accessibles à une minorité d’investisseurs avertis, ne laissait pas augurer un tel essor. C’est à la suite de la libéralisation financière mondiale et grâce à de nouvelles avancées technologiques, qu’ils ont connu une phase d’expansion dans les années 90 et 2000. Pierre Lenders, directeur général de HDF Finance, explique cette explosion par la forte capacité de résistance de ces fonds dans un contexte tendu : “C’est après l’éclatement de la bulle internet dans les années 2000 que le phénomène s’est développé et démocratisé, car il permettait de gagner de l’argent même dans des marchés en baisse”.
La raison ? En finance, “to hedge” signifie “se couvrir”, c’est-à-dire prendre des positions contraires sur un marché, pour se protéger de variations de cours inattendues. La dénomination des hedge funds provient en fait de l’emploi quasi systématique de ces outils financiers par ces fonds. Ces derniers ont en effet imaginé des stratégies combinant des produits de vente (“short”), en plus de l’achat traditionnel (“long only”) qui caractérise les fonds de gestion traditionnels : “Ils utilisent une boîte à outils plus large, ne se contentant pas d’acheter, mais vendant aussi en profitant des diminutions des prix”, résume Pierre Lenders. Le recours à ces instruments de couverture symétriquement opposés (achat d’une action en même temps qu’une option de vente sur cette même action) permet ainsi d’obtenir des taux de rentabilité supérieurs en cas de baisse des marchés.
Grâce à ces stratégies d’arbitrage, leurs résultats sont théoriquement déconnectés des tendances haussières et baissières des cours. Cette décorrélation permet ainsi aux fonds alternatifs de tirer le meilleur profit des aléas du marché, et de viser un rendement absolu. Shiblee Alam, spécialiste produits fonds de hedge funds chez Axa, confirme cette approche : “La recherche de performance asymétrique et positive sur le long terme a pour principe de minimiser les pertes pendant les marchés baissiers, tout en capturant autant que possible la hausse des marchés”. Cette quête de la “surperformance” est une philosophie que rejoint Pierre Lenders : “Il faut distinguer la performance et la qualité de performance, ce qui signifie faire de la performance ou perdre très peu d’argent, même quand les marchés sont très mauvais”.
Techniquement, les hedge funds utilisent des instruments appelés produits dérivés. Créés à l’origine pour se prémunir contre les risques financiers (de change ou sur les matières premières), ces contrats fluctuent en fonction de l’évolution du taux ou du prix d’un produit, appelé sous-jacent. Leur règlement s’effectue donc à une date future, permettant d’investir avec des montants initiaux minima. Ces modes de financement par l’emprunt rendent ainsi possible les ventes à découvert et le recours à l’effet de levier.
Les fonds d’investissement alternatifs se distinguent donc des fonds traditionnels (Sicav, OPCVM ou FCP) par leur volonté de tirer avantage d’imperfections de marché, en utilisant des outils financiers complexes et sans obligation de liquidité contraignante. Pourtant, cette industrie regroupe une grande diversité de stratégies et de qualité. “Parmi les hedge funds que compte l’industrie, la dispersion en termes de qualité, de talent, et de performances des gérants est aussi grande, sinon plus, que dans le monde de la gestion d’actifs traditionnelle” regrette Shiblee Alam, ajoutant que “le nombre de gérants qui offrent une réelle valeur ajoutée de manière répétée, stable et régulière, via un processus d’investissement et de gestion des risques vérifiable, reste relativement limité”. Pierre Lenders insiste sur ce point : “Notre métier c’est d’être paranoïaque et cynique, de douter et de tout vérifier pour faire une sélection parmi plus de 20.000 produits disponibles”.
Particuliers non grata
Si les professionnels du secteur reconnaissent des difficultés à faire leur sélection, qu’en est-il du particulier désirant accéder directement à ces véhicules d’investissement ? Avant de faire son choix, il devra déjà acquitter un ticket d’entrée plutôt dissuasif. Des seuils élevés qui sont voulus, rappelle Shiblee Alam : “Certains des meilleurs gérants de hedge funds sont en fait ‘fermés’ aux nouveaux investisseurs ou alors filtrent le type d’investisseurs qu’ils acceptent”. Pourquoi une sélectivité aussi drastique ?
La raison est à chercher du côté de la notion de capacité des fonds alternatifs. Elle représente l’encours maximum qu’un gérant peut traiter. Lorsqu’un fonds dépasse ce volume, il se retrouve en surcapacité, c’est-à-dire que le volume des encours investis est tel que les positions prises par ce fonds influent sur les valeurs des marchés, et tirent les prix contre lui. Dans cet univers à capacité limitée, Pierre Lenders explique donc que “la régulation ne se fait pas par les prix, comme dans toute industrie, mais par les termes de liquidités [durée d’engagement, ndlr] et la sélection des investisseurs”.
Pourtant, ces fonds se sont relativement démocratisés jusqu’en 2008, avec une implication croissante des petits investisseurs. Ce phénomène de “retailisation” s’est imposé grâce à la réduction du montant initial demandé, dans le cas d’exposition indirecte via des fonds qui investissent eux-mêmes dans des fonds alternatifs. Les fonds de pension et autres fonds de fonds alternatifs ont ainsi offert de nouvelles possibilités d’investissement dans les hedge funds, à des seuils plus abordables. Pour Pierre Lenders, l’accès aux hedge funds se résume donc à deux approches possibles : “l’investissement direct via un hedge fund, qui concerne peu de particuliers [minimum entre 500.000 et 1 million d’euro, ndlr] et l’investissement indirect via les fonds de hedge funds, avec des tickets de 50.000 ou 100.000 euros”.
Les récents scandales financiers ont toutefois inversé la tendance. La création des fonds de fonds alternatifs constitue dès lors une réponse à la récente désertion des petits porteurs, depuis la crise de 2009 et l’affaire Madoff. Ainsi les grandes fortunes, qui composaient l’essentiel des investisseurs des fonds alternatifs jusqu’en 2008, ont-elles progressivement été remplacées par les investisseurs institutionnels (fonds de fonds, fonds de pension, etc.), les banques d’affaires et les capitaux propres des gérants alternatifs eux-mêmes. En un peu plus de 10 ans, entre 1997 et 2009, le Cabinet Mac Kinsey a évalué la diminution de la part des particuliers de 61 % à 40 %. Selon Pierre Lenders ce serait même beaucoup moins aujourd’hui : “Les clients particuliers ont représenté la moitié de cette industrie jusqu’au raz de marée de 2008, avec l’effet Madoff, pour descendre à 10 ou 15 % aujourd’hui.” Pourtant il y voit une conséquence positive pour le marché, estimant que : “Ce sont les institutionnels qui les ont remplacés, car les encours ont retrouvé les niveaux d’avant 2008, ce qui rend le marché encore plus solide”.
Opaques donc vertueux ?
Le fait que les niveaux d’encours restent stables, malgré la désaffection des particuliers, serait donc une bonne nouvelle pour les marchés ? En théorie il semblerait que oui, même si celle-ci peine parfois à se matérialiser. Paradoxalement, les hedge funds participent en principe à l’efficience des marchés, du fait même de leur manque de régulation. En effet, cette absence de transparence et de communication sur leur stratégie leur permet d’effectuer des opérations dites de “découverte des prix”, c’est-à-dire faisant évoluer les marchés vers des prix plus “justes”, selon le mot de S. Grossman et J. Stiglitz dans On the Impossibility of informationnaly efficient markets cité par Christian Noyer dans la Revue de la stabilité financière en avril 2007.
Par ailleurs, ils contribuent à la promotion de l’innovation financière du fait de leurs engagements importants sur les marchés complexes. Ils prennent aussi part à la diversification et à l’absorption des risques sur les marchés financiers grâce au profil de risque particulier de leurs investisseurs. Ainsi, leur propension à se porter acquéreurs plutôt que vendeurs de titres dépréciés joue un rôle de stabilisation. D’autre part, ils fournissent un supplément de liquidités par leur capacité de financement. Enfin, leur résistance aux tendances baissières des cours aiderait à limiter les risques d’effondrement. Pourtant les derniers exemples de faillite laissent à penser que ces fonds seraient en fait très fragiles en cas de retournement brusque de marché.
Anatomie du risque
Pour l’investisseur particulier, il est difficile de s’y retrouver devant l’opacité de ces fonds. La complexité des instruments utilisés, malgré les avertissements des intermédiaires, peut dérouter. Au premier chef, l’effet de levier peut représenter un risque majeur pour les gestionnaires dans un contexte de marché tendu. Les montants engagés devenant très supérieurs aux réserves réelles du fonds, ils sont en mesure d’en entraîner la faillite pure et simple. Pour Pierre Lenders cependant, le risque est ailleurs : “Ce n’est pas le levier en soi qui est dangereux, mais son utilisation sur des instruments dont le profil de risque est mal connu” explique-t-il. Admettant que “dans les hedge funds, il existe des accidents en proportion semblable à tout type d’investissement”, il estime que “2008 a été un grand coup de nettoyage pour tous les gestionnaires qui n’avaient pas bien compris les risques de l’alternatif”. “Aujourd’hui, les hedge funds ne sont plus ‘leveragés’ [utilisant l’effet de levier, ndlr], ce qui explique une performance plus molle mais plus solide et moins dangereuse”, se félicite-t-il.
Que dire alors de la domiciliation offshore des hedge funds pour échapper aux contraintes fiscales et réglementaires ? Si ce manque de transparence ne représente pas un risque en soi, il peut en revanche influer indirectement sur l’intégrité des marchés. Les risques d’abus de marché ne sont certes pas propres à ces fonds. Néanmoins, ces malversations se développent plus facilement dans certains cas de figure rendus possibles par l’opacité ou la complexité des hedge funds. Une position dominante sur un marché favorisera d’éventuelles manipulations de marché ou de prix. Engagé sur plusieurs marchés à la fois, un fonds sera aussi plus susceptible d’être accusé de délit d’initiés. Enfin, les périodes de “locks up” (durée d’engagement) pourraient ainsi être utilisées pour dissimuler temporairement des pertes.
Le coût élevé de ces stratégies représente un autre obstacle : outre les tickets d’entrée significatifs, les honoraires imposés (notamment des performance fees de 10 à 20 %) et le lock up constituent autant de conditions contractuelles contraignantes. De plus, il existe d’autres risques, intrinsèquement liés à leur mode de gestion. En effet, les gérants investissent généralement une part de leur propre patrimoine et sont rémunérés sur les performances du fonds. Cette structure de commissions peut ainsi amener à douter que l’obtention des rendements du hedge fund soit attribuable à une sélection de portefeuille vraiment innovante, plutôt qu’à une prise de risque systématique “car leurs intérêts ne coïncident pas nécessairement de façon parfaite et en permanence avec ceux de leurs investisseurs”, comme l’explique Christian Noyer dans son article “Quelles sont les principales questions liées aux Hedge Funds ?”, paru dans la Revue de la stabilité financière en avril 2007.
Dernier risque, et non des moindres, le risque systémique “apparaît dès lors que la défaillance d’une institution peut entraîner des conséquences très défavorables pour un nombre significatif d’autres institutions”, toujours selon les mots de Christian Noyer. Il peut survenir si un fonds se retrouve dans l’obligation de déboucler ses positions de façon anticipée, et provoquer une réaction en chaîne du fait de l’accroissement du risque de contrepartie. L’interdépendance entre hedge funds et “prime brokers” qui les financent (souvent des banques d’investissement) rend en effet ces dernières très vulnérables au moindre défaut de remboursement, notamment en cas d’utilisation de levier. Pour Pierre Lenders cependant, ce risque est devenu limité car les fonds ont revu leur fonctionnement face aux déconvenues rencontrées par certains : “Plus de 70 % des gérants alternatifs n’utilisent plus d’effet de levier et exposent le capital investi à moins de risques qu’un gérant traditionnel”.
Ces problèmes réels ne justifient pas pour autant la nécessité de plus de régulation. Car l’augmentation de la concurrence devrait jouer son rôle de sélection et d’élimination des fonds douteux. Néanmoins, l’institutionnalisation croissante de l’industrie financière renforce la nécessité de protection des consommateurs moins avertis, qui investissent par ces intermédiaires. D’où la difficulté de trouver un cadre réglementaire équilibré permettant de les protéger tout en permettant de faire jouer l’efficience et la liquidité des stratégies des hedge funds. Ce sera en tout cas l’objectif de la directive AIFMD (Alternative Investment Funds Managers Directive) adoptée en avril 2010 par le conseil européen et dont l’entrée en vigueur est prévue pour 2013.
Hedge funds socialement responsables : argument marketing, mais pas seulement
Un nouveau type de fonds est en train de voir le jour dans le monde de la finance : l’ISR, ou investissement socialement responsable. Un concept surprenant dans un secteur d’ordinaire cynique, qui ne laisse que peu de place au désintéressement. Ils s’imposent pourtant petit à petit dans le paysage de l’investissement et attisent l’intérêt de plus en plus de gestionnaires. Pour certains, comme Pierre Lenders, cet attrait nouveau confirme même l’idée : “Le fait que de plus en plus de hedge funds embrayent dans ces stratégies est une validation du sens de ce concept”.
Conception purement commerciale alors ? Toujours pas, répond le président de HDF Finance, qui avoue quelques réticences initiales : “On pourrait voir cela sous un angle marketing, d’opposition entre responsabilité et souci de rentabilité, ce qui peut paraître déplacé lorsque l’on gère l’argent d’autrui”. Pourtant l’investissement responsable semble avoir de beaux jours devant lui. “Dans le monde vers lequel on se dirige, où les États ont repris un rôle prépondérant dans les économies à travers des réglementations et des mesures qui vont conditionner l’environnement dans lequel les entreprises vont se développer, les critères ESG (Environnement, Social, Gouvernance) sont évidemment liés à la performance.”
C’est donc bien de performance qu’il s’agit évidemment ! Si ces critères de bonne gouvernance entérinent une rentabilité et une durabilité, ils sont donc aptes à faciliter la sélection des gérants de fonds, continue Pierre Lender : “Dans les décennies à venir, avec plus de régulation, les sociétés ayant une capacité naturelle à s’adapter, innover, être sensible aux évolutions de leur environnement, et à être capable de créer des politiques visant la durabilité, seront positivement perçues par le marché.”
Pointant l’adéquation avec les stratégies des hedge funds, le gestionnaire insiste sur la faculté de ces entreprises à générer de la valeur sur le long terme : “L’intégration de certains de ces critères, et notamment la gestion des risques, a un sens, car la qualité, la stabilité à plus long terme et la durabilité de la performance seront meilleures”. Néanmoins, il met en garde contre des stratégies qui viseraient uniquement ces critères, oubliant les autres indicateurs de performances habituels : “Ces critères ne doivent absolument pas être exclusifs dans la constitution du fonds, il faut être soucieux de l’attractivité du prix et des perspectives de développement”.
Plus précisément il estime que “l’ISR doit être intégré en amont afin de ne pas déséquilibrer les portefeuilles”. En tout état de cause, cette tendance représente une bonne nouvelle pour les entreprises ayant déjà intégré ces critères, car si le nombre de gérants alternatifs préoccupés par cet aspect est encore restreint, il ne devrait faire que croître…