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Qui contrôle l’économie mondiale ? Trois ans après le déclenchement de la crise consécutive à la faillite de Lehman Brothers, au moment où États et marchés s’affrontent autour des dettes souveraines et où les opinions désignent le système financier comme coupable de tous leurs maux, la question mérite d’être posée.

«Alexandre tranchant le nœud gordien», Plat en argent repoussé réalisé par Marx Weinold, 1692-1700

Trois chercheurs suisses, Stefania Vitali, James B. Glattfelder et Stefano Battiston (École polytechnique fédérale de Zurich), spécialistes des réseaux complexes, ont entrepris d’y répondre par une étude pluridisciplinaire – physique, mathématique et économie – de la détention du capital des 43 000 plus grandes entreprises mondiales.

Les résultats ont été publiés le 26 octobre par la revue scientifique en ligne américaine PlosOne. Mais leur papier, qui circule sur le Net depuis juillet, a déjà suscité une forte polémique.

147 firmes contrôlent 40% de la valeur totale

L’une de leurs conclusions est en effet que les participations de 737 firmes dans les autres entreprises du réseau leur permettent de contrôler 80 % de la valeur (mesurée par le chiffre d’affaires) de la totalité du réseau. Et que 147 firmes contrôlent 40 % de cette valeur totale.

De plus, l’ampleur des participations croisées entre ces 147 firmes, dont les trois quarts appartiennent au secteur financier, leur permet de se contrôler mutuellement, ce qui en fait une “super-entité économique dans le réseau global des grandes sociétés », disent les auteurs.

Il n’en a pas fallu plus pour que nombre de médias et de blogueurs voient dans ces travaux la preuve scientifique de l’existence d’un “syndicat caché” de la finance, contrôlant l’ensemble de l’économie. Mais certains économistes estiment que les auteurs confondent détention d’actions et contrôle, ce qui ne se vérifie que dans le cas d’une détention majoritaire.

Ils affirment aussi que les établissements financiers montrés du doigt ne sont que des intermédiaires, gérants, et non propriétaires, des actions qui appartiennent aux simples épargnants.

Ce à quoi les auteurs rétorquent qu’ils ne dénoncent aucun complot, mais le risque systémique et le potentiel de collusion représentés par la forte concentration des détentions d’actions.

Objections

Les objections des économistes portent sur plusieurs points. David Thesmar, professeur de finance à HEC, ou Eric Savitz, éditorialiste au journal Forbes, rappellent que nombre de grandes firmes sont contrôlées par les Etats ou par les familles fondatrices.

L’étude “Corporate Ownership around the World” (The Journal of Finance, R. La Porta, F. Lopez-de-Silanes et A. Shleifer, avril 1999) montre que ces deux schémas de détention sont majoritaires dans les vingt plus grandes sociétés des vingt-sept pays les plus riches.

Même minoritaires, les dynasties entrepreneuriales s’assurent le contrôle via une pyramide de holdings ou des droits de vote multiples. En revanche, les gérants de fonds mutuels et de fonds d’épargne ne participent pas, la plupart du temps, à la gestion des sociétés, sauf éventuellement là où ils sont majoritaires ou lorsqu’une crise grave se produit.

Les auteurs répondent avoir fait “tourner” trois modèles affectant des poids plus ou moins importants à la détention de participations minoritaires ou indirectes, et obtiennent dans tous les cas des résultats proches quant au poids des 147 firmes “centrales” qu’ils ont détecté.

Ce résultat global est d’ailleurs confirmé, expliquent-ils, par nombre d’exemples où des actionnaires indirects ou minoritaires exercent une forte influence sur les décisions de gestion au sein des firmes, l’influence étant la capacité, même sans droits de vote ou sans majorité, à s’opposer à la coalition d’autres partenaires au sein des conseils d’administration.

Pouvoir d’influence plus que complot

Ils assurent avoir mis en évidence, avec la forte interconnexion des principaux détenteurs de capitaux, non pas un complot destiné à s’assurer le contrôle des entreprises, mais un pouvoir d’influence potentiel qui peut être ou non exercé par le représentant des actionnaires, selon leur choix. “Notre principal message est le suivant, explique James Glattfelder : nous ne pouvons pas exclure que les principaux détenteurs de capitaux que nous avons identifiés à l’échelle mondiale exercent leur pouvoir potentiel, formellement ou de façon informelle ».

Autre objection des économistes, les fonds de pension mutualisés, les banques et institutions gestionnaires de fonds d’épargne “hébergent” les actions détenues par les fonctionnaires californiens ou la veuve de Carpentras, et les placent le plus souvent dans des fonds indiciels dont la composition favorise, par construction, l’investissement des grandes entreprises.

La forte concentration du réseau de détention ne reflète donc pas le contrôle des entreprises par la finance, mais le fonctionnement des marchés financiers : les investisseurs, pour minimiser le risque, préfèrent suivre le flux des investissements déjà réalisés.

La concentration de l’activité financière autour de quelques acteurs est donc “naturelle”, puisqu’elle permet de limiter les coûts de transaction, de renforcer la confiance mutuelle et les intérêts communs, de partager les risques et de bloquer les prises de contrôle “inamicales”.

Il est normal que les flux financiers passent tous par un petit nombre d’établissements, dans la mesure où ceux-ci détiennent les instruments de financement que tous les investisseurs utilisent », note aussi Carlo Altomonte, professeur d’économie à l’université Bocconi.

Même si le fonctionnement “naturel” du marché a conduit à une telle concentration, “ce qui est naturel n’est pas forcément bon pour l’économie et pour la société », répond Stefano Battiston, pour qui les conséquences réelles de la concentration qu’ils ont mise en évidence restent à examiner.

Notre travail a montré, pour la première fois à l’échelle mondiale, l’existence d’une “super-entité” au sein du réseau mondial des grandes entreprises (…). Cette découverte soulève au moins deux questions (…) fondamentales pour la compréhension du fonctionnement de notre économie : premièrement, quelles sont les implications pour la stabilité financière mondiale ? (…) Deuxièmement, quelles sont les implications pour la concurrence sur les marchés ? », écrivent les auteurs.

De nombreuses études ont montré le risque que fait peser sur un système la défaillance d’un de ses “points-clés”, et la faillite de Lehman Brothers en a été l’illustration la plus forte. Le propos des auteurs est ainsi d’élargir, explique James Glattfelder, la problématique du too big to fail (trop gros pour faire faillite) à celle de too connected to fail (trop connecté pour faire faillite).

Dans une économie où la chaîne d’approvisionnement est mondialisée, la défaillance d’une usine japonaise noyée par le tsunami a bloqué la production mondiale d’automobiles, observe Carlo Altomonte. Nous devons penser ce système non plus sous le signe du “just in time” (juste à temps), mais sous celui du “just in case” (au cas où) ».

Les travaux de Vitali, Glattfelder et Battiston montrent qu’il en est de même pour l’ensemble de l’économie mondiale : celle-ci présente, en particulier au sein de l’industrie financière, des “points-clés” dont il serait imprudent de méconnaître l’importance.

96 % du marché des produits dérivés est contrôlé par trois institutions bancaires. Dans l’industrie, cela suffirait à déclencher une enquête de la Commission européenne sur les risques de collusion. L’interconnexion entre les acteurs interdit de croire que les marchés dérivés n’étant qu’une petite partie des marchés financiers, cela n’aurait guère d’importance », poursuit M. Altamonte.

John Drifill, professeur de macroéconomie à l’université de Londres, cité par The New Scientist, note que le nombre de 147 firmes au coeur du système suffit à garantir l’absence de collusion.

Il est tout à fait possible que l’existence d’un tel réseau crée de la compétition et de la stabilité financière, reconnaît Stefano Battiston. Nous ne disons pas que ce n’est certainement pas le cas. Mais nous disons seulement que, étant donné ce que l’on sait désormais, il serait bien de le vérifier… »

Le Monde

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