Gros exportateur de carburant issue des sables bitumineux, le Canada est visé par une directive “sur la qualité de l’énergie” renchérissant le coût de ce pétrole sale. Aidé par l’Angleterre, Ottawa est passé de la menace au lobbying pour faire craquer l’UE.
Pour protéger ses exportateurs de pétrole vers l’Union européenne, le gouvernement canadien a mené une campagne de lobbying jusqu’au plus haut niveau pour court-circuiter une directive sur la qualité des carburants. Parmi elles, des rencontres officieuses de membres du gouvernement d’Ottawa avec David Cameron et des membres de son gouvernement visant à saborder la réglementation, dont des documents publiés lundi 28 novembre montrent la régularité et la teneur.
110 événements de lobbying organisés en deux ans
Présentée en juillet 2009 par la Commission européenne, la directive sur la qualité des carburants (Fuel Quality Directive ou FQD) visait à intégrer dans l’évaluation du bilan carbone des énergies consommées par les transports non seulement les rejets de gaz à effet de serre causés générées par leur extraction en plus de celles issues de la combustion. Face au critère visant à ne pas acheter ni commercialiser d’énergie fossile “plus polluante que le pétrole conventionnel”, de nouvelles ressources dites “non conventionnelles” (extraites à grand renfort de produits chimiques, déforestation et méthodes violentes, comme les gaz de schiste) se voyaient menacées par cette décision.
Et notamment les “sables bitumineux », forme de pétrole non mature reposant dans des couches superficielles de silice. Des plages d’or noir qui font depuis quelques années les beaux jours des exportations d’hydrocarbures du Canada. Lequel dévaste pour les extraire de majestueux paysages, courts d’eau et écosystèmes de son Far West, rejetant ainsi 22% de CO2 en plus que les exploitations de pétrole classique selon la directive sur la qualité des carburants.
De quoi dissuader les importateurs censés réduire leur bilan carbone de 10% d’ici à 2020 de s’abreuver à cette source. Malgré cette catastrophe écologique, l’enjeu économique demeure assez crucial pour Ottawa pour que ses autorités refusent de se voir dicter des restrictions à l’export par la réglementation européenne.
Le lobbying pour briser la décision européenne a débuté dès la rentrée 2009: en deux ans, les Amis de la Terre Europe (Friends of the Earth Europe) ont recensé 110 événements organisés par les autorités et lobbies canadiens autour des institutions européennes visant à pointer les incohérences de la directive sur la qualité des carburants face aux sables bitumineux. D’une autre main, Ottawa s’est saisie d’une multitude d’études favorables à ses thèses, invoquant notamment l’IHS Cera, cabinet de conseil spécialisé dans les hydrocarbures subventionnés par l’industrie pétrogazière et déjà infiltré dans les groupes de travail du ministère de l’énergie américain. De quoi retarder le vote de la directive et perturber les débats au Parlement. Une interférence cependant insuffisante pour s’assurer de l’enterrement en grandes pompes de la législation anti-sables bitumineux.
Coup de fil à un ami du Commonwealth
Se saisissant des négociations sur un accord de libre échange Canada-Union européenne (Accord économique et commercial général ou AECG), le gouvernement d’Ottawa a alors formulé une plainte, considérant que le caractère “discriminatoire” de la FQD justifiait la révision des discussions en cours, lesquelles devaient aboutir fin 2011. En juin, le Parlement européen saisit sur la résolution voyait deux camps s’affronter avec, dans la balance, 20 milliards d’euros d’échanges supplémentaires permis par ces nouveaux accords.
Si les débats des plénières des 6 et 8 juin étaient agités entre les différents parlementaires autour de la question, la majeure partie des parlementaires et la Commission ont soutenu l’accord tout en refusant d’y sacrifier les mesures environnementales. Suivant la procédure, la proposition a été transmise au Conseil, où les attendaient les lobbyistes canadiens, comme l’a constaté l’eurodéputé écologiste hollandais Bas Eckhout : « Une fois l’accord de libre-échange voté, le lobbying a basculé du Parlement et de la Commission au Conseil. Étant donné que le Canada est toujours dans le Commonwealth, il a joué sur la corde sensible de ce lien avec le Royaume-Uni pour le rallier à sa cause. Ce qui a été d’autant plus facile que l’une des principales entreprises engagées dans l’extraction des sables bitumineux en Alberta est la compagnie britannique BP. »
Obtenus par les organisations écologistes en vertu de la loi sur la liberté de l’information britannique (Freedom of information act), des mémos ont prouvé que le Canada s’était engagé avec le Royaume-Uni dans des rencontres régulières visant à étouffer une bonne foi pour toute la FQD. Aux quinze réunions organisées entre responsables politiques canadiens et anglais depuis septembre 2011, dont certains directement entre David Cameron et le Premier ministre canadien Stephen Harper, plusieurs échanges entre officiels se concluent de remarques positives.
A la suite de l’entretien entre le ministre du commerce anglais Lord Sassoon et le ministre de l’Energie de la province de l’Alberta où se trouvent les plus importantes réserves de sables bitumineux, une note sanctionne la rencontre : « [Le ministre de l’énergie] était très reconnaissant au Royaume-Uni de ses efforts sur la FQD (directive sur la qualité des carburants). »
Plus gênantes, des lettres et présentations de groupes pétroliers adressées directement aux ministres évoquent leurs “inquiétudes” sur la directive, déclinant l’argumentaire des industriels repris par Londres ensuite. BP écrivait ainsi le 18 octobre au ministre des Transports anglais Norman Baker :
- “La question ne porte pas réellement sur les sables bitumineux […] “
- “Cette proposition nécessiterait un système de certification des rejets de gaz à effet de serre pour toutes les formes de carburants bruts et produits raffinés. […] La charge réglementaire [de la directive] serait considérable à une époque où le secteur croule déjà sous un régime de régulation très lourd et il y a toujours la crainte d’ouvrir la porte aux fraudes.”
- “Cette mesure aurait un impact significatif sur les prix du brut et des produits raffinés importés en Europe et représenterait un coût important pour l’industrie du raffinage européenne, qui subit déjà un stress financier considérable – et au final pour le consommateur également.”
Comprendre : cette législation pèserait sur les résultats financiers des groupes pétroliers qui considèrent déjà être assez contrôlés comme ça. Contacté par OWNI, le ministère des Transports britannique s’en tient à la position officielle de Norman Baker : « L’assertion selon laquelle nous ne prendrions pas au sérieux la question des sables bitumineux à haute émission est scandaleuse. […] Pour être claire, nous ne retardons pas notre action mais nous cherchons la solution la plus prompte et la manière la plus efficace, qui est de considérer toutes les formes de carburants bruts de la même manière, pas seulement les [huiles issues] sables bitumineux importés d’un pays particulier. »
Un discours reprenant mot pour mot l’argumentaire de BP mais un allié insuffisant pour remporter la majorité des voix. Se tournant vers la compagnie Shell, les Canadiens auraient selon The Guardian également rallié à leur cause le pays d’origine de la compagnie, les Pays-Bas. Mais le travail de sape ne s’arrête pas là selon Bas Eickhout : « L’Espagne et la Pologne semblent maintenant formuler des réserves à leur tour sur la FQD. Les Canadiens ont dégainé un argument massue pour convaincre les Polonais : si les critères de la directive sanctionnent les sables bitumineux, bientôt, ce seront les gaz de schiste qui verront leur bilan carbone et leur prix augmenter. »
Ambassadrice des gaz de schiste dans l’Union européenne et en charge de la Présidence du Conseil jusqu’au 31 décembre 2011, Varsovie semble avoir été sensible à cette suggestion. Prévu le 2 décembre 2011, le vote de la FQD a été repoussé à janvier prochain. Une nouvelle victoire du lobbying canadien.