Par Jacques Sapir
Alors que nous entrons dans la période des fêtes de fin d’année, la crise de la zone Euro semble ne pas vouloir connaître de répit. Le sommet européen du 5 décembre n’a apporté que des espoirs, vite déçus par le retour aux réalités.
La crise est en effet bien plus profonde que le problème de la dette souveraine. Si la Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Italie ont vu leur endettement public s’accroître dans des proportions considérables ces dernières années, c’est en raison de l’écart croissant de compétitivité avec l’Allemagne. Ceci s’est traduit par un déficit commercial croissant avec ce pays mais aussi – plus subtilement – par une plus grande sensibilité à la montée du taux de change de l’Euro depuis 2002. Ce dernier est ainsi passé de 1 Euro pour 1,05 Dollars américains en 2002 à plus de 1,40 pour revenir, vers la mi-décembre 2011 à 1,30. L’économie allemande peut résister à une telle surévaluation, mais pas celles des pays du Sud de l’Europe. La compétitivité des pays de l’Europe du Sud s’est ainsi dégradée face aux autres pays du monde du fait qu’ils étaient entraînés dans une spirale de réévaluation pour eux insupportable.
Cet écart de compétitivité s’enracine dans des configurations très différentes des structures économiques et industrielles des pays de la zone Euro. De ce point de vue, la monnaie unique n’a apporté nulle convergence. Pour qu’il en fut autrement, il eut été nécessaire de prévoir des mécanismes de transferts budgétaires importants des pays comme l’Allemagne vers les pays du Sud de l’Europe. Mais, l’Allemagne s’y est refusée dès le départ.
L’endettement public s’est alors largement accru avec le déficit de la balance commerciale de ces pays qui augmentait rapidement avec la dégradation de leur compétitivité. Ceci a donné naissance à la crise actuelle. Elle a commencé à se manifester avec le cas de la Grèce, puis s’est rapidement étendue au Portugal, à l’Espagne et a touché à l’été 2011 l’Italie et la Belgique.
Cette crise est essentiellement liée aux incertitudes qui pèsent sur la solvabilité de ces pays. Mais, avec la montée des taux d’intérêts auxquels ils sont confrontés, et du fait des besoins de liquidités provenant du refinancement de la dette accumulée et du déficit de l’année en cours, cette crise de solvabilité se transforme en une crise de liquidité. C’est elle qui menace aujourd’hui la Grèce, qui pourrait être conduite à faire défaut au début du printemps prochain, mais aussi le Portugal et l’Italie.
La crise correspond donc à la combinaison de trois moments distincts, mais qui aujourd’hui sont étroitement liés. La crise de compétitivité, directement issue des mécanismes mis en place dans la zone Euro, donne naissance à la crise de la dette publique, autrement dit aux doutes sur la solvabilité de certains pays. Mais, ce doute induit le tarissement des capacités d’emprunts, qui se transforme en une crise de liquidité particulièrement violente.
Les mesures prises depuis le printemps 2010, incluant l’accord du 5 décembre dernier, ont eu des conséquences perverses très importantes. On a incité ces pays à réduire brutalement leurs dépenses et à augmenter leurs recettes pour rétablir leur solvabilité. Mais, ces mesures ont détruit la croissance. On a vu ceci se produire en Grèce, qui connaît aujourd’hui une dépression de -5,5%, puis s’étendre au Portugal, à l’Italie et désormais à la France. La baisse du PIB se traduit alors par une chute des ressources fiscales, et le déficit budgétaire que l’on croyait jugulé réapparaît. On voit même apparaître des impayés publics, qui ne sont qu’une forme déguisée du déficit, comme en Espagne, ou ces derniers atteignent désormais près de 130 milliards d’Euros.
Les politiques d’austérité n’ont jamais été une solution aux crises d’endettement. Les exemples de la politique menée par le Président Hoover aux Etats-Unis de 1930 à 1932, ou par le Chancelier Brüning à la même époque en Allemagne, en témoignent. Seule, le rétablissement des conditions d’une croissance forte est susceptible de restaurer la confiance dans la solvabilité des pays, et par là de mettre fin à la crise de liquidité. Mais, les gouvernements persistent à imposer des mesures toujours plus draconiennes, plongeant la zone Euro dans une dépression qui menace d’être de longue durée.
Désormais, l’existence même de l’Euro est en cause. Ce ne sont pas les déclarations tonitruantes des uns ou des autres qui changeront cette réalité. En fait, nous avons le choix entre deux options. Elles présentent, l’une et l’autre, des inconvénients pour les autres pays, et en particulier pour les BRICS et la Russie. Considérons alors les scénarios qui s’offrent à nous.
Soit dissoudre la zone Euro avant d’être submergés par la crise de liquidité, et par des dévaluations concertées relancer la croissance dans nos pays. La perte de patrimoine due à la transformation des titres en Euro en titres libellés dans les diverses monnaies nationales désormais dévaluées, sera alors compensée par la hausse de la demande intérieure en Europe.
Soit nous persistons à vouloir défendre l’Euro à tout prix ; l’économie européenne va alors se contracter en 2012 et 2013, et probablement jusqu’en 2015. Les exportations des pays émergents, celles de la Chine, de la Corée ou de la Russie, seront alors fortement touchées, en volume mais aussi en prix, et en particulier pour les matières premières.
Les pays européens sont désormais face à leurs responsabilités. Auront-ils le courage de reconnaître que l’introduction de l’Euro a constitué une erreur, non pas du point de vue des principes mais de celui des conditions concrètes de sa mise en œuvre, et procèderont-ils à la dissolution de la zone Euro, ou s’entêteront-ils, tels des enfants obstinés, dans la défense à tout prix de la monnaie unique. S’ils devaient choisir cette dernière solution, ils porteraient la responsabilité d’une grave crise économique mondiale, car on comprend bien qu’une longue dépression de l’Europe ne sera pas sans conséquences sur les autres économies.