Au bout de la Guyane, loin de tout, un pont magnifique relie deux forêts désertes en attendant… d’improbables voyageurs. […]
Le pont sur l’Oyapock, qui unit en un saisissant raccourci la France et le Brésil, appartient à ces épopées, à ces conquêtes aussi inutiles qu’indispensables.
« Concrètement, humainement, économiquement, ce pont ne servira à rien », m’a prévenu, au départ de Cayenne, le chercheur Gérard Police, Guyanais depuis plus de trente ans et docteur en études brésiliennes. […]
« De toute façon, la plupart des produits brésiliens ne sont pas aux normes européennes et ne peuvent donc transiter, tranche le major Drouault.
Quant aux clandestins, ils n’emprunteront pas le pont mais continueront à passer en pirogue. » Pour la seule année 2011, la Paf de Saint-Georges a ainsi effectué près de 2 000 reconduites à la frontière, c’est-à-dire juste de l’autre côté du fleuve Oyapock, dans la ville brésilienne d’Oiapoque. Ce sont dans leur immense majorité des Brésiliens, de pauvres bougres attirés par l’abondance supposée en Guyane française.
Ils sont maçons, domestiques, prostituées ou orpailleurs, et payent de 150 à 200 euros les services d’un passeur. Le jeu du chat et de la souris qui les oppose aux policiers et aux douaniers français est bien rodé, souvent même bon enfant.
« Les gens que nous reconduisons savent qu’ils peuvent revenir facilement. Ce n’est pas comme si on les expulsait vers Pékin, Kaboul ou Dakar », explique le major Drouault, qui travaillait à la gare du Nord, à Paris.
Depuis plusieurs mois, pourtant, c’est à une autre forme d’immigration, plus inattendue, que doivent faire face les agents français. Tandis que je m’engage sur le tablier, une silhouette craintive émerge soudain d’un sentier contournant l’un des piliers. Se méprenant, Jonathan me tend son passeport. Cet Haïtien de 36 ans a quitté Port-au-Prince en novembre dernier pour ce qu’il appelle « un périple de misère ». Derrière lui, d’autres compatriotes, qui lui ont emboîté le pas, racontent tous la même histoire.
Partis d’Haïti, ils ont versé de 3 500 à 5 000 dollars à un passeur, puis ont transité par Panama et le Pérou, avant de remonter l’Amazone et d’échouer sur ce pont flambant neuf.
Au poste-frontière, ils demandent aussitôt l’asile politique aux policiers français qui, après un court interrogatoire, leur délivrent un laissez-passer jusqu’à Cayenne, où ils déposeront leur dossier.
La préfecture de Guyane confirme que 763 demandes d’asile ont été déposées l’an dernier. Et le phénomène s’accélère, la nouvelle d’un pont franco-brésilien s’étant répandue à Port-au-Prince : selon les Brésiliens, ils seraient plus de 1 500, actuellement disséminés tout au long de l’Amazone, en attente de passage vers le pont d’Oyapock et, plus loin, la Guyane française ou la métropole. […]
depuis la construction de l’ouvrage, les policiers français appliquent à la lettre cette règle incongrue qui veut qu’un Brésilien se rendant en France métropolitaine soit dispensé de visa, mais que le même, désireux de passer en Guyane, en soit muni. […]