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Par Christian Stoffaës, professeur à l’université de Paris-II Panthéon-Assas

La dette publique atteint un niveau d’alerte rouge, analogue à celui des dettes de guerre -circonstances où les États dépensent toutes leurs ressources pour le salut de la nation : en 1918, en 1945 aussi, la dette dépassait le produit intérieur brut. En 2012, les États-Unis en sont à 100 % ; la France à 85 % ; les pays impécunieux d’Europe -les Gipsis (populations persécutées, appellation certes moins déshonorante que PIGS…) ; même la vertueuse Allemagne à 75 %.

Comment en est-on arrivé là ? Le paradoxe sur lequel s’interrogeront les historiens est que le monde vit, depuis trente ans, l’ère du monétarisme -cette révolution de la politique économique née sur les ruines de l’ère keynésienne discréditée par la stagflation. Pour imposer la stabilité des prix, le monétarisme imposa l’indépendance des banques centrales, mandatées pour soustraire la création de crédits aux pressions de la fatale spirale salaires-prix, du corporatisme revendicatif et des « politiciens » à leurs yeux nécessairement dépensiers, démagogiques, inflationnistes.

Après que l’hydre inflationniste eut été remarquablement domptée par des taux d’intérêt prohibitifs, l’endettement s’enfla par la suite jusqu’à atteindre les proportions intenables d’aujourd’hui. La question est comment en est-on arrivé là puisque la politique monétariste avait précisément pour but de contrôler tout dérapage de la masse monétaire, c’est-à-dire de la création de crédits ?

La crise n’est pas seule responsable. La fatale spirale s’est enclenchée bien avant que les « bailouts » bancaires, stimulus et autres plans de relance ne viennent gonfler la dette publique : + 25 points depuis le krach -mais déjà 30 % du PIB dans les années 1980 ; 60 % dans les années 1990. En 1981, après la grave récession des chocs pétroliers, la dette française n’atteignait que 20 %.

Car le monétarisme a aussi engendré la dérégulation financière -c’est-à-dire la prohibition de toute intervention de l’Etat susceptible de déranger les équilibres du libre marché concurrentiel et globalisé. La théorie des « marchés efficients » portait en germe l’euphorie spéculative et la crise des « subprimes » : la projection sur les marchés de capitaux des immenses ressources des banques de dépôt, la titrisation ; la dissimulation du risque derrière les « innovations financières », les produits dérivés d’assurance -les CDS -qui en réalité n’assuraient rien et permettaient aux spéculateurs de faire semblant de croire qu’ils étaient assurés.

C’est-à-dire l’« aléa moral » -formulé en termes simples : « ma dette c’est votre problème », l’encouragement à spéculer sans couverture : donc l’insolvabilité des banquiers devenus spéculateurs, l’inéluctable krach, le sauvetage des déposants au bord de la spoliation et de la panique, le mistigri de la dette privée transférée sur la dette publique.

D’une certaine manière le monétarisme est victime d’avoir trop bien réussi, ayant maintenu des taux d’intérêt bas sur très longue période et engendré un esprit de facilité, en facteur commun de toutes les vagues spéculatives. La stabilité monétaire retrouvée a créé un climat favorable à l’endettement, faisant oublier qu’il faudrait rembourser : l’endettement des ménages et des banques a explosé au cours des années 2000 jusqu’à ce que le krach de 2008 engendre le désendettement accéléré et provoque la nécessité pour l’État de se substituer en laissant déraper la dette publique.

Du côté de l’Europe c’est l’euphorie de l’euro facile, sans prix à payer qui a engendré la facilité, les flux de capitaux à bon marché vers les périphéries impécunieuses, la spéculation immobilière, le sentiment que la rigueur est d’un autre temps. Le monétarisme n’a pas réussi à lutter contre l’addiction aux dépenses publiques, qui se sont révélées extraordinairement difficiles à réduire. « Benign neglect » : sous l’empire keynésien, tout comme sous l’empire monétariste, on ne comptait guère l’argent public. Demain, il faudra compter soigneusement chaque euro d’argent public.

On a confié aux banques centrales le mandat d’assurer la stabilité monétaire : on avait oublié que la stabilité financière fait aussi partie de leur mission historique : c’est la question du jour -prêteur en dernier ressort ; planche à billets ; dettes souveraines ; sauvetage de la Grèce (en attendant le Portugal, l’Espagne ?). On est sorti des dettes de guerre par la déflation pour la I ère, par l’inflation pour la II e. Quoi inventer cette fois ?

Les Échos

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