(…) Dans un livre absolument bouleversant, Les enfants cachés en France (Odile Jacob), Nathalie Zajde a recueilli leurs odyssées. Cette belle et blonde jeune femme est à l’origine des premiers dispositifs de prise en charge psychique des enfants cachés et descendants des survivants de la Shoah -je mentirais si je ne disais pas tout de suite que j’y ai reconnu bien des points de ma propre histoire.
Tous ont été sauvés par des réseaux, soit des organisations de sauvetage des enfants juifs comme l’Œuvre de Secours à l’Enfance (OSE), Éclaireurs israélites de France, et de nombreuses familles d’accueil communistes, catholiques, protestantes qui cachèrent 60.000 enfants juifs -la France est le pays d’Europe qui sauva le plus grand nombre d’entre eux.
Bien sûr, dans le tas, on trouvera les catholiques cherchant des enfants juifs à convertir, comme il arriva dans la longue et pénible affaire des enfants Finaly, baptisés au mépris des règles théologiques catholiques, et longtemps dérobés aux survivants de leur famille. Et si ce ne fut pas le cas le plus fréquent, la friction entre la famille chrétienne protectrice et la famille juive retrouvée provoqua des traumatismes en cascade. Boris Cyrulnik le dit très clairement: “La fin de la guerre ne fut pas la fin du problème.”
Paulette, par exemple. Elle a été cachée à 9 ans dans un village de résistants en Savoie. Jusque-là, elle vivait avec une grand-mère très pieuse et des parents communistes; élevée par sa grand-mère, elle n’avait parlé que le yiddish pendant sa petite enfance. On confia Paulette à “Mémé”, une paysanne qui fit très attention à ne pas transformer cette enfant en parfaite petite catholique. L’histoire se joua à front renversé: en 1943, voyant ses camarades d’école préparer leur première communion (robe blanche longue, voile de mariée, cierge à la main), Paulette voulut faire de même. Mémé argumenta prudemment: mieux valait attendre le retour de ses parents. Désappointée, Paulette se consola avec son missel.
À la fin de la guerre, par un miracle rare, Paulette retrouva toute sa famille, et la fameuse grand-mère. Lorsque la vieille dame qui ne parlait que le yiddish aperçut le missel de Paulette, elle le lui arracha, le déchiqueta en criant “Tu n’es pas une goy !”, et finalement, ô paradoxe, le brûla. Paulette souffrit, pleura, puis redevint une petite juive ashkénaze.
J’ai choisi l’une des belles histoires racontées par Nathalie Zajde. Paulette tomba amoureuse et partit en Israël, rendant visite à sa Mémé chaque année. Les deux familles continuent de voyager pour se rendre visite dans l’harmonie, et le portrait de Mémé en grand format fut le premier que l’on voyait dans l’exposition consacrée aux Justes de France sous la coupole du Panthéon.
Maintenant, un paradoxe. Liliane fut cachée dans une famille chrétienne résistante et retrouva elle aussi ses parents communistes. Dans les années 1950, Liliane tombe amoureuse d’un Malien Soninké, communiste musulman qu’elle épouse et qu’elle suit au Mali après la chute de la dictature. Ils ont trois enfants dont une fille, Myriam, qui porte le prénom de sa grand-mère gazée à Auschwitz. Au Mali, les enfants sont bien accueillis; la famille Soninké reconnaît un ancêtre dans chacun d’eux.
Par commodité, Myriam devient Marième et faute de synagogue, Marième prie à la mosquée. Elle est devenue très croyante et porte le voile intégral, se définissant comme “une musulmane d’origine juive”.
Voyons la suite. Marième est désormais fiancée à un Togolais chrétien et leurs enfants porteront des noms chrétiens, comme l’exige le peuple Ewé auquel appartient le fiancé. Cette admirable histoire a sa logique: élevée par des résistants puis par ses parents communistes, Liliane a été plus loin qu’eux, aimant un Africain marxiste et musulman.
Myriam-Marième a connu les angoisses suicidaires des descendants de survivants et ne s’est rattrapée qu’en pratiquant l’islam, car il se trouve qu’ elle vit “dans un monde où être juif n’a pas de sens.”