Le lobbying politique et médiatique des compagnies pétrolières et gazières se fait de plus en plus intensif : pourquoi se passer de l’extraction des gaz et huiles de schiste présents dans les sous-sols français ? Sous prétexte d’expérimentations scientifiques, les forages risquent de se multiplier. Le futur gouvernement résistera-t-il à la pression ?
Depuis quelques semaines, éditorialistes et commentateurs s’en donnent à cœur joie. À 2 euros le litre de sans-plomb, pourquoi « ne pas redonner une chance au gaz de schiste ? », propose le site Atlantico [1]. « Si nous autorisions la production de gaz de schiste en France, cela aurait un effet sur le prix du pétrole. Ce serait une mesure économiquement justifiée, créatrice de richesse », assure dans Challenges un spécialiste des matières premières [2].
Pour le journal Le Monde, on ne peut pas « se plaindre de la flambée des prix de l’énergie et refuser l’exploitation des gaz de schiste au nom des menaces sur l’environnement », dénonce l’éditorial du 9 mars [3]. Il faut « repenser […] le mix énergétique […] sans tabou ». Le tour est joué, le gaz de schiste devient « un substitut au pétrole ». Le même jour, Les Échos annoncent que « la compétitivité de l’industrie américaine [a été] relancée par la production de gaz de schiste » [4]. Assise « sur un tas d’or », la France disposerait dans son sous-sol « de quoi changer profondément la donne économique des années à venir », lance un éditorialiste du quotidien économique. Alors pourquoi s’en priver ?
Les pétroliers texans réclament des indemnités
Cette salve pro-gaz de schiste ne survient pas par hasard. Les entreprises pétrolières et gazières ont été globalement dépassées par l’incroyable mobilisation citoyenne de l’année 2011. Aujourd’hui, elles tentent de reprendre la main. Sur le plan juridique d’abord. Total a déposé un recours devant le tribunal administratif de Paris, considérant que « la loi ne justifiait pas l’abrogation du permis de Montélimar », qui s’étend de Valence à Montpellier, incluant le parc national des Cévennes. Quant au pétrolier texan Schuepbach Energy, c’est auprès du tribunal administratif de Lyon qu’il a déposé un recours contentieux pour demander l’annulation de l’abrogation de ses deux permis de Nant et de Villeneuve-de-Berg, tout en réclamant 14 millions d’euros de dédommagements au titre des frais déjà engagés.
Sûr de son coup, le PDG de Total, Christophe de Margerie, annonçait en janvier que le débat « allait nécessairement évoluer » puisque la prospection des gaz de schiste « se justifie ». Dès le 1er février, l’Union française des industries pétrolières (Ufip) publiait une « contribution au débat sur l’énergie » préconisant de « développer les ressources nationales ». Pour Jean-Louis Schilansky, président de l’Ufip, « il faut absolument exploiter » les gaz de schiste du Sud-Est, les huiles de schiste du Bassin parisien, le pétrole récemment découvert au large de la Guyane par Total, Shell et la compagnie britannique Tullow, ainsi que l’or noir de Méditerranée. Bref, produire « made in France [pour] réduire notre dépendance énergétique, améliorer notre balance commerciale et susciter d’importantes retombées économiques locales ».
Quand les multinationales veulent un débat public…
Ce document de l’Ufip précise que « l’intérêt de nos concitoyens » est d’avoir un « débat constructif sur les impacts du développement des hydrocarbures de schiste ».
Beaucoup pensaient qu’un tel débat constructif avait déjà eu lieu en 2011 ! Plus récemment, c’est l’Union des industries chimiques (UIC) qui a exigé des pouvoirs publics de « relancer le débat sur l’exploitation des gaz de schiste », redoutant que l’interdiction actuelle encourage la « désindustrialisation » du pays. Pour une fois que les industriels sont ouverts au débat… Quelle sera la prochaine cible de l’offensive pro-gaz de schiste ? La loi du 13 juillet 2011, interdisant la fracturation hydraulique, a laissé la porte ouverte à la « mise en œuvre d’expérimentations réalisées à seules fins de recherche scientifique ». L’étape suivante consistera donc à s’appuyer sur cette possibilité pour contourner l’interdiction.
Coïncidence ? Le décret créant la « commission nationale d’orientation et d’évaluation des techniques d’exploitation des hydrocarbures liquides et gazeux », qui doit encadrer ces possibles expérimentations, vient tout juste d’être publié au Journal officiel. La composition de cette commission fait craindre que « l’équilibre des forces et intérêts en présence » ne soit pas assuré, comme le remarquent plusieurs associations, dont les Amis de la Terre et Attac France, dans un communiqué commun. Trois représentants d’associations agréées pour la protection de l’environnement pourront y siéger… Aux côtés de cinq représentants de l’État, de trois représentants des entreprises gazières et pétrolières, de trois représentants du personnel de ces industries et de trois personnalités qualifiées au vu de leurs compétences scientifiques. Ce qui fait dire aux collectifs « Gaz et huile de schiste : non merci ! » que cette commission est « illégitime ».
Fracturation hydraulique, le retour ?
Au même moment, le rapport définitif de la mission d’inspection voulue par les ministères de l’Énergie et de l’Environnement sur « les hydrocarbures de roche-mère en France », c’est-à-dire les gaz et huiles de schiste, a également été rendu public. Il établit un agenda et une programmation précise des prochaines étapes, prévoyant un recueil de données sur des puits par des « méthodes conventionnelles » dès le second semestre 2012, mais aussi des expérimentations de forage avec fracturation hydraulique d’ici fin 2013. Considérant « qu’il serait dommageable, pour l’économie nationale et pour l’emploi […], de rester dans l’ignorance d’un éventuel potentiel », le rapport préconise « de réaliser des travaux de recherche et des tests d’exploration » en particulier en vue d’améliorer les « connaissances sur les huiles de schiste du Bassin parisien ». Ce qui revient à recommander des forages avec fracturation hydraulique dans des zones où se trouvent les principales ressources en eau potable de la région la plus peuplée de France.
Sur demande des ministères, des chercheurs du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM, dont le slogan s’est verdi en « Géoscience pour une Terre durable »), de l’Inéris [5] et de l’Institut français du pétrole (rebaptisé IFP Énergies nouvelles) ont publié un rapport conseillant d’examiner « la possibilité de lever des verrous scientifiques ou technologiques » [6]. Comprenez : contredire par la science les inquiétudes soulevées par les conséquences de la fracturation hydraulique. Or ces craintes ne sont pas virtuelles.
En témoigne une décennie de ravages considérables provoqués par l’extraction des gaz de schiste aux États-Unis. « Sous couvert de recherches scientifiques, le gouvernement joue aux apprentis sorciers pour le plus grand bonheur des lobbies pétroliers et gaziers », accusent les opposants aux gaz de schiste. Ils craignent d’être mis devant le fait accompli avec la multiplication de forages dits « scientifiques », précurseurs d’une exploitation industrielle.
12 permis en Île-de-France, 8 en Rhône-Alpes…
Dans le même temps, l’instruction des permis en attente a repris de plus belle au sein de l’administration française. Une liste a été mise en ligne par le ministère, à « disposition du public ». Quatorze de ces permis sont « arrivés au terme de leur instruction » et sont « envisagés pour octroi », dont douze en Île-de-France (voir le détail). Le Bassin parisien n’est pas le seul concerné : en Rhône-Alpes, huit permis de recherche sont en attente [7].
Pour l’ensemble des permis en cours d’instruction, les demandes ne mentionnent pas explicitement le caractère non conventionnel des hydrocarbures recherchés et ne prévoient pas d’utiliser la fracturation hydraulique. Pourtant, les précédentes prospections ne laissent aucun doute sur ce qui intéresse les pétroliers. Le site « pédagogique » financé en 2011 par ExxonMobil pour vanter en Europe les vertus de la fracturation hydraulique est explicite. Les compagnies anticipent donc des modifications futures de la loi et la possibilité d’expérimentations « scientifiques ».
Sarkozy favorable, Hollande dans le flou
En 2011, les élus de gauche avaient très largement pris position contre l’extraction par fracturation hydraulique. Cette nouvelle offensive change-t-elle la donne ? Chez certains candidats à la présidentielle, dont le favori des sondages, le flottement est perceptible. Au printemps 2011, les parlementaires socialistes s’étaient clairement opposés à l’extraction des gaz et huiles de schiste. François Hollande, lui, préfère ne pas fermer la porte.
Le 29 février dernier sur RTL, il a indiqué qu’il ne « fallait jamais rien écarter, surtout si des recherches démontrent qu’on peut obtenir ce gaz sans nuire à la nature », laissant ainsi entendre qu’il était favorable à des expérimentations scientifiques. Récemment interpellé par les collectifs citoyens, le candidat socialiste a assuré être « pour l’interdiction claire et nette de l’exploitation des gaz et huiles de schiste », mais sans se prononcer sur d’éventuelles phases de recherche, d’exploration et d’expérimentation. Sa position est jugée « insatisfaisante » par les collectifs.
Nicolas Sarkozy, qui n’a pas répondu au questionnaire, est jugé « sur les actes de son gouvernement, qui accepte la fracturation hydraulique au titre de la recherche scientifique » et qui « n’envisage pas le retrait des permis accordés ». Il lui est aussi reproché d’avoir déclaré que « l’exploitation des ressources en hydrocarbures contenues dans notre sous-sol est un enjeu stratégique pour notre pays ». Récemment questionné par Le Monde, le président sortant a répondu que, « pour être autorisées, l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste doivent utiliser des techniques respectueuses de l’environnement ». Des techniques qui, aujourd’hui, n’existent pas.
[…] Même en cas d’alternance, le dossier des gaz de schiste est loin d’être clos.