Suite à une grève des Algériens chez Renault en 1957, Daniel Mothé, qui travaillait à l’époque dans cette entreprise, écrivit un article assez riche qui abordait de nombreux problèmes, liés à la guerre d’Algérie, au mouvement des rappelés et à l’attitude des bureaucraties de « gauche » face à la guerre en cours mais aussi aux grèves en général. Nous avons choisi de reproduire le passage ci-dessous pour montrer comment les militants révolutionnaires raisonnaient il y a près de cinquante ans sur la question du racisme, des « communautés » et du nationalisme. Daniel Mothé était à l’époque bien placé, à Billancourt, pour observer les rapports entre ouvriers français et maghrébins. On peut être en accord ou en désaccord avec ses réflexions, mais on ne peut dénier à l’auteur une qualité essentielle qui tranche par rapport à la langue de bois actuelle : il n’hésite pas à traiter de toutes sortes de questions et de préjugés que les militants d’extrême gauche d’aujourd’hui n’osent aborder aussi franchement dans leurs publications. Même si la nature des migrations a considérablement changé depuis que ce texte a été écrit, sa lecture ne peut que stimuler le débat.
“Socialisme ou Barbarie”, mars-mai 1957
Les écueils de la fraternisation
(…) La majorité du prolétariat nord-africain est un prolétariat nouvellement émigré, sans tradition prolétarienne ; la plupart du temps anciens paysans, ils diffèrent par leur mode de vie et leurs coutumes du prolétariat français. Les obstacles auxquels se heurte le Nord-Africain nouvellement débarqué en France ne sont pas seulement des obstacles dus au racisme que développe la bourgeoisie française, mais des obstacles bien plus profonds. Il entre dans un monde totalement différent du sien, le monde capitaliste, un monde qui s’oppose à tout son héritage culturel et humain, un monde totalitaire qui ne peut rien accepter de sa personnalité, qui est destiné à le broyer, à le transformer entièrement et à l’intégrer à la grande armée du prolétariat moderne.
Voilà l’obstacle auquel il va se heurter et contre lequel il va lutter. Sa lutte de ce fait sera plus dure, elle sera double. Il devra à la fois lutter comme prolétaire exploité contre le capitalisme, il devra aussi lutter contre une civilisation étrangère qui veut l’assimiler et là son combat sera mené contre l’ensemble de la société française, le prolétariat y compris, et c’est dans ce combat que le nationalisme puisera sa force.
Tout d’abord les liens humains qui unissent les ouvriers français sont d’une nature toute différente des liens qui unissent les populations nord-africaines. Ces liens ont pour seule origine le travail et ils sont très complexes. C’est dans la lutte contre le travail, contre l’exploitation quotidienne que se forgent les liens des prolétaires, mais la nature de leur travail les amène à s’opposer non seulement aux représentants de l’autorité mais aussi à leurs propres camarades. Les rapports entre prolétaires dans ce sens sont beaucoup plus rudes et brutaux que les rapports entre paysans d’un même groupe. Le paysan algérien lui n’est habitué à s’opposer qu’à la nature ou aux autres communautés, mais non aux hommes de son entourage. La plupart du temps, il reconnaît l’autorité de ses chefs, c’est une autorité qui a des racines ancestrales, religieuses et familiales. Il ne la conteste pas.
La société dans laquelle il vient d’être plongé ignore ces liens : l’autorité du contremaître ou du flic est une autorité arbitraire et conventionnelle qu’il admet difficilement. La désagrégation de la famille prolétarienne par la vie d’usine rend encore plus étranger le prolétaire français aux yeux d’un Nord-Africain. Les liens humains entre prolétaires sont superficiels, ils sont une nécessité, ils disparaissent la plupart du temps dès que la nécessité ne s’en fait plus sentir ; ces liens, c’est le travail, mais une fois le travail terminé, l’ouvrier français redevient un homme isolé. Les liens humains entre Nord-Africains sont plus profonds et plus durables.
Nos rapports humains ont été remplacés souvent par des rapports hiérarchiques, ce qui les rend bien souvent durs et violents. Qui de nous n’a pas un sobriquet péjoratif, qui de nous ne se fait pas insulter dans la journée ? L’esprit gouailleur du titi parisien ou du titi d’une usine quelconque est né de ces rapports cyniques, parfois cruels. Cette atmosphère est si étrangère au Nord-Africain qu’il se cantonne souvent dans le mutisme, il évite d’adresser la parole aux Français. Le mot « crouille » ou « raton » sont pour lui les pires injures qu’il pardonnera difficilement et qui pourtant ne sont pas toujours le produit du racisme, mais de la violence des rapports humains entre les ouvriers. Le Nord-Africain arrive avec un sens profond de la dignité humaine : cette dignité s’exprime chez le prolétaire d’une façon totalement différente, par une défense et une lutte continuelle contre la société. C’est tout un autre monde et l’adaptation y est très difficile. Tous ces facteurs entraînent le repli des Nord-Africains sur eux-mêmes, un refus de s’adapter qui ne fait qu’accentuer la séparation de ces deux prolétariats. La société veut les dépouiller de toute leur personnalité ; ils résistent et leur lutte devient une défense contre toute atteinte à cette personnalité. Leurs coutumes, leurs rites religieux deviennent par ce fait un signe distinctif auquel ils s’accrochent obstinément.
Un Nord-Africain à qui je demandais un jour s’il croyait vraiment que manger du cochon pouvait le damner répondit qu’il ne le croyait, pas mais que jamais il n’enfreindrait les rites musulmans devant un Français. Ces rites étaient devenus pour lui une sorte de drapeau et de signe distinctif qui pouvait se résumer ainsi : les Français pillent notre pays et nous colonisent sous prétexte qu’ils ont une civilisation plus moderne que la nôtre. Ils nous traitent comme des parias, un peuple qui n’a rien et qui doit tout apprendre auprès de ses maîtres ; eh bien, nous, nous leur montrons que nous avons une civilisation à nous, différente de la leur. Nous sommes un peuple qui a une personnalité. L’observation de ces rites religieux était pour lui un signe de cette personnalité.
L’ouvrier français a tendance a regarder avec un certain mépris le mode de vie que les Nord-Africains s’obstinent à conserver. Le chauvinisme a de ce fait beaucoup plus de prise sur lui. Un ouvrier italien ou balkanique, quand il entre en France, entre avec ses traditions de prolétaire qui sont sensiblement les mêmes que celles du Français. L’ouvrier français, s’il peut manifester une certaine sympathie aux Nord-Africains parce qu’ils sont eux aussi des exploités, est profondément choqué par leur refus d’adaptation. Un ouvrier disait qu’il avait rompu avec une famille de Nord-Africains le jour où cette famille a marié sa famille. Les rites du mariage, la conception des Algériens sur les femmes l’avaient profondément révolté.
Les Nord-Africains occupent des emplois subalternes. Très rares sont les professionnels. Dans les ateliers d’outillage, ils sont manœuvres ou O.S. Ils ne sont pas uniformément répartis. Ils occupent les emplois les plus durs et les moins payés (fonderie, forges, bâtiment). Ainsi le travail ne les intègre pas obligatoirement au prolétariat français ; là aussi ils sont brimés, auprès des ouvriers français ils sont souvent encore des parias. Quitté l’usine, ils se retrouvent dans les mêmes quartiers ; ils ont leurs restaurants, leurs bistrots, vivent dans les mêmes hôtels – souvent plusieurs dans la même chambre. Ils mènent une vie séparée de celle des Français et tout contribue à cette séparation. Le développement de la guerre avec son cortège d’atrocités réciproques ne fait qu’accentuer cette séparation.
La propagande française et celle du FLN peuvent y puiser tous leurs arguments et accentuer cette haine. De plus, le caractère particulier d’une guerre de partisans, avec d’une part les méthodes policières et d’autre aprt un terrorisme aveugle, donne à cette lutte un caractère de plus en plus national et lui enlève tout caractère de classe. Le terrorisme n’est pas sélectif, le serait-il que la propagande de la bourgeoisie française n’aurait vraisemblablement aucune prise. Tout le monde a pu remarquer comment les ouvriers avaient accueilli la nouvelle de l’attentat contre le général Salan que l’on croyait être un acte du FLN. Que les Nord-Africains s’attaquent aux cadres de la société, personne n’y voyait d’inconvénient, au contraire, car là on ne s’attaquait plus aux Français aveuglément mais à la même catégorie sociale que les ouvriers méprisent.
Les faits sont là, ils sont le produit d’une situation réelle mais ils sont aussi provoqués par la politique des organisations algériennes et par celle des organisations « ouvrières françaises ». Que ce soit d’un côté le FLN et le MNA ou de l’autre les syndicats ou les partis « de gauche » français, ni les uns ni les autres n’essaient de donner à cette lutte un caractère prolétarien. Les organisations nord-africaines posent le problème uniquement sur le plan nationaliste : la nation algérienne libre et souveraine. Elles se placent sur le plan de la juridiction internationale, font appel à l’ONU, aux grandes puissances, au monde arabe.
A part l’indépendance, aucune revendication sociale n’est mise en avant. Le prolétariat français, qui ne croit pas en son gouvernement, et qui a une certaine méfiance vis-à-vis de ses chefs syndicaux et politiques, reporte cette méfiance et cette opposition sur les chefs politiques et militaires du mouvement algérien. L’émancipation du prolétariat nord-africain par l’indépendance nationale, il n’y croit en général pas. Quand le MNA fait l’apologie du plan Eisenhower, l’ouvrier français a des doutes sur les véritables intentions du MNA. Quand le FLN s’appuie sur Nasser, l’ouvrier français se méfie. Jamais ni le FLN ni le MNA ne posent les revendications du prolétariat et de la paysannerie, jamais ils ne s’adressent au prolétariat français.
De leur côté, les organisations françaises restent sur la même base nationaliste. La CGT, le PC, la Nouvelle Gauche brandissent le slogan déjà bien usé du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Evidemment un tel slogan dans la bouche du PC ou de la CGT est uniquement un moyen de propagande quand on songe à leur position vis-à-vis du peuple hongrois ou seulement quand on se rappelle que les communistes s’opposèrent en 1945 à la rébellion du Constantinois, et qu’ils traitaient à l’époque le PPA de mouvement fasciste. Cela mis à part, ces organisations se placent aussi sur un terrain bourgeois. Pour elles, il s’agit de convaincre la bourgeoisie de la non-rentabilité de cette guerre et de faire confiance à l’ONU ou aux grandes puissances. Cette propagande n’a pas beaucoup de prise sur le prolétariat français, ni même sur les militants de ces organisations.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est-il pas le droit des politiciens de la bourgeoisie à disposer de leur prolétariat ? Il suffit de voir comment les communistes firent pour convaincre les ouvriers que la révolution hongroise était une contre-révolution fasciste. Ils essayèrent de démontrer par des mensonges que les Hongrois voulaient se libérer des Russes pour faire venir des Américains. Cet argument, bien que faux, avait prise sur certains ouvriers. Le fait que les Hongrois faisaient appel à l’ONU était pour eux une preuve du caractère bourgeois de cette révolte. La réalité du monde moderne partagé en zones d’influence contribue à dissiper chez beaucoup d’ouvriers ces illusions sur le problème de l’indépendance nationale. Des revendications essentiellement prolétariennes seraient-elles mises en avant qu’elles auraient beaucoup plus de chance de rallier le prolétariat français à cause de l’indépendance algérienne. L’idée (« D’abord l’union nationale, après on verra… ») ne fait que brouiller le problème au lieu de l’éclaircir, car le seul allié véritable que peut avoir la classe ouvrière algérienne ce n’est ni l’ONU, ni les grandes puissances, mais uniquement le prolétariat des autres pays et en particulier le prolétariat du pays impérialiste. (…)
Daniel Mothé