Louis XIV et sa famille par Nicolas de Largillière (1710).
(* note : à entendre au sens de processus : civiliser)
« La centralisation et l’absolutisme engendrent obligatoirement un effort d’unification culturelle. Au fil des générations, de la Flandre au Midi, de la Bretagne à l’Alsace, à Paris comme dans le plus petit hameau, les officiers et les prêtres, bientôt relayés par ceux qu’ils ont convaincu, imprègnent leur millions de contemporains de valeurs nouvelles véhiculées par la centralisation triomphante » – Robert Muchembled dans Culture populaire et culture des élites dans la France moderne.
● Les moyens de l’acculturation
Ce que Benoît Garnot nomme le « dressage culturel » (imposition de nouvelles valeurs) se fait par trois voies principalement : l’Église, l’école et le milieu social. Ce dernier point recouvre la pression sociale (faire comme ses semblables) et le mécanisme naturel d’imitation des élites (le grand bourgeois imitant le noble, le petit bourgeois imitant le grand bourgeois, ainsi de suite).
Avec la Réforme tridentine du XVIe siècle se manifeste une volonté de substituer à un christianisme collectif un christianisme individuel. Le confessionnal individuel apparaît alors qu’auparavant les confessions étaient publiques : la dépendance devient plus forte à l’égard du confesseur. Le catéchisme est créé, et les petites écoles sous la tutelle du curé permettent à l’Église de s’adresser directement au fidèle (méfiance à l’égard de la famille). Les collèges sont tenus par des ordres religieux, Jésuites en tête. Les prêtres sont mieux formés grâce à la constitution d’un réseau complet de séminaires dans la seconde moitié du XVIIe siècle ; les missions se multiplient dans les campagnes. Le rôle du prêtre ne se limite pas à la vie religieuse : il annonce les décisions du roi et va même jusqu’à informer les autorités civiles des faits qui leur paraissent intolérables dans la vie courante. D’ailleurs, ces autorités civiles font tout pour que l’action du clergé puisse être la plus efficace. Partout, le prêtre devient donc la « courroie de transmission de l’absolutisme » (Muchembled) qui annonce à ses paroissiens les décisions royales et informe les autorités.
Du côté des pouvoirs civils, sous Louis XIV, de nombreux édits visent à renforcer l’autorité royale jusque dans les moindres villages. Les intendants surveillent les dettes de la communauté et exercent une tutelle financière ; les maires sont choisis par l’autorité royale en vue d’un meilleur contrôle local, ils deviennent « les yeux de Versailles ».
Au niveau des livres, la “Bibliothèque bleue”, ensemble de livres spécifiquement destinés aux milieux populaires (mais qui sont lus aussi par les élites), est un des moyens de l’acculturation à domicile. Ces ouvrages (romans, livres religieux, livres techniques) contribuent à répandre au sein du peuple la propagande monarchique et les valeurs nouvelles. Si peu de ruraux savent lire, une personne alphabétisée suffit pour faire profiter à tous des livres lors des lectures à haute voix pendant les veillées d’hiver. L’idéologie véhiculée par les livres touche donc bien au-delà le nombre de personnes sachant lire ou possédant des livres.
Un exemplaire de livre de la Bibliothèque bleue : Le maréchal expert, manuel d’apprentissage technique.
I. Le polissage des moeurs
De civilitate d’Erasme.
Les manières de vivre de l’homme du Moyen Âge et peut-être encore davantage de la Renaissance sont toutes autres que celles que nous connaissons aujourd’hui et nous paraitraient peu appétissantes.
La nudité ne souffre d’aucun tabou, les excréments (la « matière joyeuse ») qui emplissent les rues des grandes villes ne sont pas jugés aussi repoussants que nos jours et d’ailleurs il était courant de déféquer et uriner devant tout le monde y compris dans les milieux nobles. L’usage était de se moucher en se mettant deux doigts sur une narine et en expulsant la morve avec l’autre, quand ce n’était pas avec la main, une nappe ou l’habit. L’émission de pets en public était loin d’être ressentie comme scandaleuse : « La chose la plus joyeuse du monde quand elle prend naissance, c’est un pet ! […] il commence à chanter un air mélodieux, c’est un plaisir de goûter ses accents et ses sons entrecoupés, cela est d’une suave et délectable odeur ! » écrit Antoine Girard (1584-1633) dans son Oeuvre et Fantaisie (1622). Certains auteurs tel Montaigne jugeaient même dangereux pour la santé de « serrer les fesses ».
Quant aux manières de table du commun, elles se devinent en lisant en négatif les manuels de civilité : « Bien se tenir à table est important. On mange avec trois doigts et l’on ne met pas toute la main dans le plat, pas plus qu’on avale goulûment. […] Manger de manière civilisée, c’est aussi ne pas se curer les dents avec son couteau, c’est ne pas s’essuyer les mains sur ses vêtements. On ne beurre pas son pain avec ses doigts. […] Il est incivil de cracher dessus ou par-dessus la table. […] Enfin, le convive poli se tient la bouche fermée quand il mange et ne boit pas la bouche pleine. ».
A partir du XVIIe siècle s’enclenche une transformation des mentalités. Les nouvelles manières de vivre viennent en bonne partie de l’Italie du XVIe siècle qui avait alors pris une certaine avance en la matière, et imprègnent en premier lieu la très haute noblesse. De nombreux petits guides ou traités de politesse diffusés dans les milieux populaires répandent l’art des bonnes manières, calqué sur les codes nobiliaires. L’idéal véhiculé est celui de « l’honnête homme », et si l’homme des couches basses de la société est bien en peine d’en devenir un, il tente du moins de l’imiter.
Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, il devient condamnable, même dans les milieux paysans, et ce dans toute la France, de mettre la main dans le plat commun : l’usage des ustensiles s’impose (à la fin du XVIIIe, à Chartres, trois habitants sur quatre possèdent des fourchettes et cuillères ; le nombre moyen d’éléments de vaisselle par foyer passe de 24,1 en 1700-1720 à 84 en 1780-1790 chez les maîtres de métiers). La promiscuité jouit désormais d’une mauvaise image. Le lit commun où se mêlaient au XVIe pêle-mêle parents et enfants, fortement combattu par l’Eglise (qui y voit un encouragement à l’inceste), tend au fil du temps à disparaître ; les sous-vêtements apparaissent. Les parents tendent à éviter de parler de sexualité devant les enfants. Alors qu’auparavant il n’y avait pas de honte à se laver, s’habiller ou se déshabiller en public, il devient obscène d’exhiber ses « parties nobles ». Au XVIIIe, le mouchoir, accessoire à la mode, est presque systématiquement utilisé pour se moucher. Le crachat par terre, auparavant considéré comme sain, devient inconvenant et perçu comme facteur de contagion. Le fait de placer sa main devant la bouche lorsque l’on baille est de nos jours un héritage de ce polissage des mœurs. D’une manière générale, tout ce qui rappelle l’animalité de l’homme devient tabou (excréments, pets, grandes émotions, nudité, …). Les inventaires après décès révèlent que ces nouvelles valeurs conquièrent la société du haut vers le bas, de la haute noblesse vers les couches populaires en passant par la moyenne et petite noblesse, haute, moyenne et petite bourgeoisie, …
Autre aspect significatif de la diffusion de la civilité : le recul de la violence. Les crimes jugés sont moins graves et les peines plus légères. Les archives judiciaires montrent que la criminalité contre les personnes recule tandis que celle contre les biens augmente par un effet de vases communicants : la filouterie remplace la violence.
● Le redressement des corps
Ce que les historiens ont appelé le « redressement des corps » s’enclenche au XVIIe siècle. Il est désormais impératif de se tenir droit (et non vouté) et contrôler ses mouvements (pas de grands gestes) afin de bien paraître en société. Les mouvements du corps doivent être harmonieux et non brusques ou spontanés. Pour la noblesse, l’escrime, l’équitation et le billard participent à ce redressement des corps. Pour les femmes s’impose le corset et pour les bébés le maillot. Ce mouvement touche aussi les masses populaires, à un degré moindre mais bien réel.
II. L’apprentissage de l’obéissance
La torture de St Georges,
M. Coxie (1588).
L’Etat veille en premier lieu à assurer l’ordre social : punir les délinquants et surveiller les marginaux. C’est d’abord par le biais de la justice ordinaire et par l’effroi que suscite la torture en public que le peuple apprend la soumission aux lois. La torture en public (hors mise à mort) n’est pas une invention des temps modernes mais était rare au Moyen Âge, contrairement aux images habituellement véhiculées. La monarchie absolue systématise les pratiques mises au point à l’ère médiévale. Au XVIe, les supplices corporels augmentent en nombre : oreille coupée, marquage au fer chaud, exposition au pilori ou amende honorable publique… Jusqu’au XVIIIe siècle, les mises en scène de torture se multiplient (jusqu’à l’abolition en 1788). Les corps mutilés ou marqués au fer ardent montrent à tous les limites du licite et de l’illicite : celui qui croise un homme marqué d’une fleur de lys au front se rappelle de l’obéissance qu’il doit à son souverain.
Cet apprentissage de l’obéissance se fait aussi par le renforcement de l’autorité paternelle. Une Déclaration royale du 26 novembre 1639 dit clairement que « la naturelle révérence des enfants envers leurs parents est le lien de la légitime obéissance des sujets envers leurs souverains ». Cette valorisation du père, image réduite du monarque dans son foyer, se met en place grâce aux autorités civiles et ecclésiastiques et l’éducation. Ainsi, un cahier de thèmes latins de la fin du XVIIIe siècle propose aux élèves provençaux de traduire des sentences concernant l’autorité paternelle : « attendés vous que vostre père aura toujours la même complaisance pour vous … ? Ne craignés vous point que vostre père ne se mette en colère contre vous … ? J’espère qu’il employera tous les moyens que son amour et sa sévérité pourront luy inspirer pour vous corriger … ».
De même, les écoles élémentaires visent à former des sujets obéissants. A partir du XVIIe siècle règne une discipline de fer : l’entrée en classe a tout d’un cérémonial, le déplacement des élèves ressemble à une marche militaire et la règle du silence prévaut dans la salle de classe. Les ecclésiastiques eux-mêmes affirment qu’une des principales missions de ces écoles est de faire des enfants « de bons serviteurs de Dieu, de fidèles sujets de Sa Majesté, de sages citoyens de leur ville » (Charles Démia).
Dans les faits, on observe tout au long du XVIIe, et dans les premières décennies du XVIIIe, une diminution spectaculaire des révoltes antifiscales, et ce malgré l’augmentation constante du poids des impôts. L’effort de domestication des masses est donc plutôt une réussite, du moins jusqu’à la déferlante révolutionnaire.
III. La christianisation des âmes
Le clergé prend en charge la lutte contre les superstitions et pratiques déviantes : au niveau des fêtes, une sévère sélection a lieu, mettant en avant les cérémonies liturgiques et effaçant les fêtes « païennes » (dans la région parisienne, le nombre de fêtes obligatoires passe de 55 au début du XVIIe siècle à 21 en 1666). Le charivari est condamné à de multiples reprises. Quand des pratiques para-chrétiennes résistent, le clergé prend soin de les recouvrir d’un verni chrétien. Ainsi, une superstition répandue voulait que l’on évite de se marier en mai ; à partir du XVIIIe s’impose l’idée que c’est par respect de la Vierge que l’on évite ce mois-ci (mai devient le « mois de Marie »). La vigilance des clercs redouble à l’égard des excès des ruraux, notamment sur les veillées durant lesquelles sont racontées des histoires, des superstitions, des légendes et toutes sortes de choses visant à perpétuer les croyances et pratiques païennes : en 1688-1690, le curé de Boisemont va même jusqu’à menacer, en raison de dérives, de priver les participants aux veillées des sacrements.
Etienne Jeaurat, Conduite des filles de joie à la Salpêtrière (1745).
Au XVIIIe siècle à Paris, la prostitution est un fléau qui touche une femme sur sept en l’âge de la pratiquer. La police royale arrête 800 prostituées par an et les enferme provisoirement à l’hôpital de la Salpêtrière.
Les moeurs sexuelles évoluent sous la pression de l’Eglise appuyée par les autorités civiles. Les paysans et les citadins des XVe et XVIe siècle ne connaissaient pas ou peu de gêne dans l’exercice des fonctions du bas du corps. Ce que Muchembled appelle la « répression sexuelle » débuta dès le XVIe siècle et devient particulièrement forte dans la seconde partie du XVIIe siècle. Les autorités civiles et religieuses imposent jusqu’au fond des campagnes le modèle chrétien. Certains comportements ou rites sexuels sont criminalisés : ainsi, au XVe siècle, les autorités de Dijon ne faisaient pas grand cas des viols collectifs de jeunes filles … « Il faut que jeunesse se passe ». Tolérance inimaginable deux siècles plus tard. Le nombre de procès pour « affaires de mœurs sexuels » grimpe et atteint des sommets entre 1670 et 1700 : cette vigilance renforcée montre qu’il n’est plus possible de disposer de ses « parties nobles » comme lors des siècles passés. Des peines exemplaires (pendaisons) sont retenus contre des individus ayant des mœurs sexuelles non conformes (inceste, bestialité), alors que le pouvoir était auparavant plutôt tolérant. Les résultats sont là avec une moralisation des comportements sexuels : au XVIe siècle, dans la région de Nantes, l’illégitimité oscille entre 0,1 % et 4,6 % du total des naissances ; au XVIIe siècle, ce taux ne dépassera presque jamais 1 %.
Les masses populaires intègrent l’idée que le corps n’appartient pas totalement à son possesseur. L’abstinence hors du mariage et les règles de bienséance pénètrent les esprits.
Bibliographie :
BAECQUE (de) Antoine, MÉLONIO, Françoise. Histoire culturelle de la France. 3 – Lumières et liberté. Seuil, 2004.
GARNOT Benoît. Le peuple au siècle des Lumières. Échec d’un dressage culturel, Paris, Imago, 1990.
GARNOT Benoît. Société, cultures et genres de vie dans la France moderne, Paris Hachette supérieur, 2007.
MUCHEMBLED Robert. L’invention de l’homme moderne. Culture et sensibilités en France du XVe au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1988.
MUCHEMBLED Robert. Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Flammarion, 1991.
Première publication : 13 mars 2011. Article remanié et ajouts.