On se souvient de l’ouvrage Golden Holocaust, qui, en février dernier, esquissait une histoire de l’industrie du tabac “qui a de quoi rendre paranoïaque”, relatait un article du Monde. A travers des millions de “tobacco documents”, on découvrait comment les manufacturiers américains ont “préparé et exécuté – et continuent à préparer et exécuter – un vaste complot depuis un demi-siècle pour tromper le public” sur la dépendance et les risques sanitaires de la cigarette.
Ce sont désormais des documents sur l’industrie du sucre – plus de 1 500 pages de notes internes, lettres, rapports d’entreprise archivés – qui semblent démontrer le même type de stratégies et de manipulations destinées à promouvoir coûte que coûte un produit, malgré des risques sanitaires majeurs. C’est du moins ce qu’assure le magazine américain Mother Jones, dans une série d’articles sur les “doux mensonges” des entreprises du sucre.
Dans les années 1970, commence la revue, l’opinion prend de plus en plus conscience des risques sanitaires liés à la consommation de sucre, mise en cause dans la hausse de l’obésité (elle a depuis doublé aux Etats-Unis), du diabète (qui, aux Etats-Unis et depuis les années 1970 toujours, a triplé) et des maladies cardio-vasculaires. Un impact qui a d’ailleurs été de nouveau documenté dans un article paru dans Nature en février dernier, qui affirmait que “la menace sur la santé publique constituée par la consommation excessive de sucre, en particulier de fructose, est telle qu’elle justifie la mise en place de mesures comparables à celles prises afin de limiter la consommation de tabac et d’alcool”, rapportait Le Monde. En cause, le lien entre le sucre et ces maladies non transmissibles “qui provoquent plus de 35 millions de morts par an dans le monde, soit davantage que les maladies infectieuses”.
Dans les années 1970, donc, la prise de conscience est telle que la consommation de sucre décline de 12 % en deux ans, relate Mother Jones. Une tendance qui n’est pas du goût de la gourmande industrie.
Regroupées dans l’Association du sucre, dont le budget annuel s’élève alors à 800 000 dollars, les firmes se mettent, notamment, à recruter “une écurie de professionnels de la médecine et de la nutrition pour dissiper les peurs du public”, et à financer des articles scientifiques susceptibles de leur attirer le soutien des agences gouvernementales, et notamment de la FDA (Food and Drug Administration).
En parallèle, “les recherches sur le lien suspecté entre le sucre et les maladies chroniques sont largement mises à l’arrêt à la fin des années 1980, et les scientifiques en viennent à constater que ce genre d’activités est susceptible de mettre un terme à leur carrière”, dit Mother Jones.
Alors que des mémos montrent que l’Association du sucre reconnaît, et ce dès 1962, les impacts potentiellement dangereux de leur marchandise, elle s’efforce de braquer les projecteurs sur des scientifiques qui prônent le scepticisme, l’absence de preuve, la nécessité de mener de nouvelles études… Entre 1975 et 1980, l’association aura dépensé 655 000 dollars en études conçues pour “maintenir la recherche comme principal support de défense de l’industrie”, est-il écrit dans un document interne. Des études sont même commandées pour rechercher si le sucre stimule la sérotonine, et pourrait donc agir comme remède contre la dépression.
L’association se lance également dans une bataille contre les édulcorants utilisés dans les produits light, de plus en plus prisés par des Américains soucieux de leur poids. Avec succès : le cyclamate est par exemple interdit par la FDA en 1969, sur la base d’une étude sur des rats dont les preuves, a-t-il été établi plus tard, ne valent rien pour les humains. L’industrie n’hésite pas, enfin, à promouvoir le sucre comme moyen de contrôler son poids, voire d’en perdre. (Ci-dessous, une publicité publiée par Mother Jones : “Si le sucre fait tellement grossir, comment se fait-il que tant d’enfants soient minces ?” Et, plus bas : “Le sucre n’a pas seulement bon goût, c’est aussi un bon aliment.”)
Les efforts de l’Association du sucre se voient en tout cas couronnés d’un certain succès : après ce “revirement” du milieu des années 1970, la consommation de sucre repart significativement à la hausse aux Etats-Unis. Le nombre de cas de maladies chroniques aussi. La FDA souligne que le sucre “est généralement reconnu comme sûr”. Et jusqu’à aujourd’hui, nul consensus ne se dégage sur les impacts sanitaires de ce produit, note Mother Jones.