Depuis quelques mois, des dizaines de Géorgiens, Tchétchènes et Russes, atteints d’une tuberculose ultrarésistante, débarquent en France. Outre le coût élevé de leur prise en charge, le risque de contagion inquiète les autorités sanitaires.
Par Yves Mamou
Le premier s’est présenté en janvier 2012 aux urgences de l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, à Paris.
Un Tchétchène. Il avait les doigts des deux mains entièrement nécrosés. «J’ai été torturé», a-t-il expliqué. L’homme est squelettique et tousse. À l’issue d’une batterie d’examens, une tuberculose ultrarésistante de type XDR (extensive drug resistant), la plus grave des formes de tuberculose, peu sensible aux remèdes connus, est diagnostiquée.
Par chance, La Pitié abrite le plus important service de traitement des maladies infectieuses de France. Le Pr François Bricaire, chef du service, confine aussitôt le Tchétchène en chambre à pression négative pour bloquer la contamination. Il y restera cinq mois avant de rejoindre le centre de soins de suite de Bligny (Essonne).
Cet événement singulier s’est révélé le début d’un processus. Tout au long de l’année 2012, mais aussi en ce début de 2013, quelques Tchétchènes, quelques Russes, et surtout des Géorgiens sont venus en France, en quête d’une grâce contre la maladie mortelle qui les touchait, la tuberculose de type XDR.
Tovarich G., 41 ans, a ainsi quitté l’hôpital de Tbilissi en décembre dernier, «quand il a vu que les traitements ne marchaient pas», dit un soignant. Tovarich, arrivé en avion, s’est d’abord présenté aux services de la Croix-Rouge de l’hôpital Broussais, où il a déclaré aux médecins qu’il souffrait de tuberculose depuis 1992. Impressionnés, les médecins l’ont expédié à La Pitié Salpêtrière.
Casse-tête des traitements
D’autres sont arrivés par la route. Shota L., 41 ans, géorgien, a été retrouvé par les pompiers sur une aire d’autoroute près de Mâcon. Il aurait payé un camionneur pour effectuer le trajet. Après un court séjour à l’hôpital local – les internes de service notent, fascinés, «le drain thoracique qui expulse pus et mucosités pulmonaires» -, Shota a été transféré à La Pitié. Shota, Lasha, Teimouraz et nombre d’autres souffrent aussi de pathologies connexes: dénutrition, hépatite C, diabète de type 1… Dans ces cas-là, les traitements deviennent des casse-tête. Certains médicaments contre la tuberculose XDR ont une toxicité importante sur le foie, il faut alors choisir de traiter l’hépatite C ou les poumons infectés.
Le service du Pr François Bricaire accueille aujourd’hui «une dizaine» de patients originaires de Géorgie ou de Russie, tous gravement atteints de tuberculose «totorésistante». «Ce sont des bombes ambulantes, prévient le Pr Bricaire. Leur prise en charge est très difficile.
On expérimente. Il faut huit antituberculeux parfois pour soigner un patient qui sera hospitalisé pendant des mois, le temps que les BK – bacilles de Koch – disparaissent des prélèvements. Des traitements chirurgicaux sont parfois nécessaires. Ces tuberculoses multirésistantes sont la conséquence des thérapeutiques antérieures mal conduites, inadaptées, ou arrêtées trop tôt: le bacille devient résistant et se transmet à d’autres personnes avec sa résistance.»
Le Pr Yazdan Yazdanpanah, chef du service des maladies infectieuses de l’hôpital Bichat, à Paris, est lui aussi aux prises avec quelques malades XDR d’Europe de l’Est.
«Ces patients géorgiens ou tchétchènes posent un problème majeur: on ne communique pas. Sauf à avoir un russophone dans le service, on ne peut pas connaître leur itinéraire, ou l’historique des traitements prescrits au pays d’origine. Cette carence en communication bloque une relation de confiance avec le médecin. Ils n’adhèrent pas au traitement. Ils n’ont pas la culture médicale moyenne des patients français»,
regrette le Pr Yazdanpanah.
Patients indisciplinés
Cette absence d’une culture patient-médecin se manifeste par une indiscipline qui bouscule la routine des services hospitaliers. «Ces malades ne comprennent pas ou n’acceptent pas le principe du confinement, confie un soignant.
Ils quittent volontiers la solitude des chambres à pression négative pour sortir dans le couloir, sans masque, alors qu’ils connaissent le risque de contamination. Ils vont fumer une cigarette.»
Il en est même qui déjouent momentanément la surveillance médicale pour sortir en ville.
«J’en ai vu un qui sortait du métro au retour d’une équipée,
déclare une autre soignante.
Certains nous subtilisent du Valium ou d’autres médicaments. Ils font des échanges entre eux.» Ces patients compliqués ne font pas beaucoup d’efforts pour communiquer, mais, à La Pitié, l’un d’eux a trouvé les mots pour affirmer que, si une télévision n’était pas installée dans sa chambre, il irait manifester son mécontentement dans le métro. Elle lui a été fournie gratuitement…
Ces patients ont des relations familiales ou amicales dans la communauté géorgienne de France. L’un d’eux reçoit la visite régulière de son fils, apparemment installé en France. Il n’est pas certain que le fils ait été dépisté.
Le ministère de la Santé, réticent à évoquer le phénomène, reconnaît 54 XDR sur le territoire national, dont 16 Géorgiens qui ont presque tous demandé l’asile politique.
Point de repère: entre 1992 et 2006, 14 cas de bacille XDR seulement ont été répertoriés en France. Même pas un par an. En 2013, la tuberculose de type XDR, fût-elle importée, est en passe de devenir en France un problème de santé publique.
Tous ces malades ont emprunté des transports collectifs (avion, autocar…), sans masque, contaminant peut-être des dizaines de personnes sur leur chemin. Retrouver qui les a croisés est une priorité sanitaire.
Finances durement touchées
Le ministère de la Santé a mobilisé le Quai d’Orsay et le ministère de l’Intérieur dans une sorte de cellule de crise. Circonscrire ces nouvelles formes de migration implique de nouer des contacts avec les gouvernements et les organismes de santé des pays d’origine et de mobiliser les services de sécurité pour détecter aux frontières des voyageurs pâles et squelettiques. Pour le gouvernement français, il s’agit autant d’enrayer le déferlement que de mettre au jour d’éventuelles filières mafieuses.
L’hypothèse de passeurs offrant, moyennant finances, un service d’acheminement à des malades condamnés à mort n’est pas aberrante. En Europe de l’Ouest, seule la France, connue pour l’efficacité et la générosité de son système de soins, semble visée.
Le bouche-à-oreille dans la formation de la filière n’est pas non plus exclu: Teimouraz, arrivé le 20 décembre dernier, est venu à Paris à l’appel de son frère Tovarich, lui-même déjà sous traitement à La Pitié Salpêtrière. Deux heures après l’atterrissage, il posait sa valise à l’étage du Pr Bricaire. Tous les tuberculeux en provenance de Géorgie ont un point en commun: ils disposent d’un téléphone portable.
Les chambres à pression négative actuellement occupées par ces patients ont été prévues pour confiner les patients victimes d’une éventuelle pandémie de grippe de type H1N1. Mais le Pr Bricaire se veut rassurant: «Même en cas de pandémie grippale cet hiver, nos ressources sont suffisantes pour y parer.»
Les hôpitaux isolent et traitent à leurs frais ces migrants d’un nouveau type.
Ils n’ont pas le choix, car les patients n’ont pas le sou et sont hautement contagieux.
La Sécurité sociale les prend en charge les trois premiers mois. Ensuite, les assistantes sociales remplissent des dossiers d’aide médicale d’État, une enveloppe budgétaire pour les migrants malades qui résident en France depuis trois mois au moins, légalement ou non. Chaque lit d’hôpital coûte aux environs de 1050 euros par jour.
Sans compter les prises de sang, les médicaments (très onéreux pour certains), les radiographies et scanners, les éventuelles ablations du poumon et les séjours en soins de suite. Les finances de La Pitié sont durement touchées, car la tarification des hôpitaux à l’activité (T2A) oblige à des rotations rapides. Or, là,
«nos lits sont occupés pendant six mois par le même malade, nous hospitalisons moins et cela nous coûte très cher», dit le Pr Bricaire.
L’aide médicale de l’État, un dispositif institué en 1999 par le gouvernement Jospin
L’aide médicale de l’état (AME) est un dispositif qui a été institué en 1999 par le gouvernement de Lionel Jospin.
Il permet à un étranger en situation irrégulière de bénéficier d’une prise en charge intégrale de ses soins médicaux et d’hospitalisation – dans la limite des tarifs de la Sécurité sociale – sans avoir à avancer les frais.
Le demandeur doit prouver que ses ressources sont très modestes et qu’il réside en France depuis plus de trois mois. Toutefois, il est dispensé de cette condition de résidence s’il est mineur ou s’il demande des soins urgents «dont l’absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de l’état de santé». Selon le rapport parlementaire cosigné en 2011 par Claude Goasguen (UMP) et Christophe Sirugue (PS),
le nombre de bénéficiaires de l’AME aurait augmenté de 185 % en dix ans pour s’élever à quelque 220.000 personnes en 2010. Au cours de la même période, le coût du dispositif aurait été multiplié par huit pour atteindre environ 600 millions d’euros par an.
En 2011, le gouvernement Fillon avait exclu du champ d’application de l’AME certains soins susceptibles d’abus, comme les cures thermales. Par ailleurs, il avait institué un forfait annuel de 30 € que les ayants droit devaient acquitter. En août 2012, le gouvernement Ayrault a supprimé ce forfait.