La Bourse de Paris sera -t-elle demain à l’Europe ce que la Bourse de Nantes fut à l’Hexagone, terriblement province et marginale… avant d’être estompée du paysage financier ?
Par Patrick Arnoux
“Un pays, c’est un drapeau et une Bourse”avait coutume de dire l’un des grands banquiers de la place.
Alors, pauvre France, dont la chronologie boursière traduit une terrible descente aux enfers : il y a 20 ans, la Bourse de Paris comptait 786 entreprises cotées contre 586 en 2011. A cette époque, la capitalisation boursière de Paris représentait 78 % du PIB de la France contre 54 %.
Entretemps, les actionnaires ont déserté la bourse par millions. Attrition en forme de rude constat :
le premier marché boursier de la zone euro ne remplit plus son rôle de financement de l’économie. Quelques chiffres suffiraient pour démontrer le déclin alarmant de la place financière de Paris, et surtout sa déconnexion de l’économie réelle :
les sociétés cotées se finançaient en 2001 pour 26,9 % grâce à la Bourse, cette proportion a chuté à 5,4 % l’an passé comme le démontre la brutale baisse des levées de fonds : en 2012, une dizaine de PME ont levé 235 millions d’euros, contre dix fois plus – plus de 2,5 milliards – il y a six ans. Pire, l’an passé, les départs furent plus nombreux que les arrivées.
La partie émergée d’un écosystème considérable
Bref, cette débandade sonne comme un requiem pour Paris place financière car
une Bourse n’est jamais – tel un iceberg – que la partie émergée d’un considérable écosystème :
investisseurs et autres fonds alternatifs (traduisez hedge funds), traders, banquiers, avocats, régulateurs… Bref, toute une chaîne fortement interdépendante de valeurs dont le maillon “Bourse”, ce marché où se confrontent les demandes et offres de capitaux, demeure le pivot central.
Si certaines entreprises françaises ne renoncent pas à la Bourse mais désertent la capitale pour se faire coter à Londres, au Luxembourg ou à Hong Kong (comme par exemple l’Occitane), cette concurrence géographique n’est vraiment plus seule à jouer contre la place de Paris. En contrepoint de ces marchés “transparents” et régulés, depuis 2007,
le “dark pool” des plateformes alternatives au succès fulgurant et aux transactions de gré à gré aussi opaques que délocalisées a réussi à s’imposer comme un concurrent majeur :
leur agilité, leurs tarifs bien meilleur marché leur ont déjà permis d’arracher aux Bourses historiques 40 % du marché.
Obligations , produits dérivés et plateformes alternatives
Tandis que ces dernières doivent également faire face à de puissantes mutations. Non seulement les obligations jouent un rôle de plus en plus significatif dans le financement des entreprises, détrônant les crédits bancaires – au cours du premier semestre 2013, les groupes du CAC 40 ont émis 25 milliards d’euros d’obligations -, mais les produits dérivés ont pris le pas sur les actions, sur fond de dématérialisation et de délocalisation. Et toute une industrie financière s’est agrégée autour des noyaux durs des bourses dont les modèles historiques rétrécissent comme peau de chagrin, tandis qu’un écosystème aussi agile que volatil défie les régulateurs, les politiques et bien évidemment les frontières géographiques.
Pas étonnant que l’acteur le plus important sur les échanges d’actions soit désormais un nouvel entrant : la plateforme alternative Chi X, filiale d’Instinet (18 % de parts de marché des capitaux traités en actions devant Nyse Euronext). Arbitragistes, brokers et traders haute fréquence sont séduits par deux atouts : des tarifs beaucoup plus faibles pour les transactions et un outillage informatique performant donnant de l’agilité et des amplitudes horaires.
Et si le politique multiplie les signaux et déclarations d’un intense “finance bashing” en diabolisant toute une activité,
comme l’ont montré les accents belliqueux du candidat Hollande il y a juste un an au Bourget – “mon véritable adversaire, c’est le monde de la finance”, ma seule ennemie” –
et que la fiscalité vient par la suite donner de la consistance aux propos, alors, le climat n’est pas vraiment à la revitalisation de la place parisienne.
Londres, numéro un mondial
La Fontaine en aurait certainement fait la morale d’une fable, “là où est en capitaux la richesse, est aussi le business et… inversement”.
Au Royaume-Uni, les activités financières représentent 15 % du PIB contre moins de 5 % en France.
Ce qui se traduit au ranking mondial des places financières par ce piteux vingtième rang pour la capitale française, tandis que la capitale britannique rafle la première place. Chaque année, il s’y investit plus d’argent que dans les 10 villes européennes suivantes réunies. Et – un comble pour cet adversaire déclaré de la monnaie européenne – plus de 60 % des transactions financières en euros s’y réalisent.
Ce qui a le don d’énerver passablement le gouverneur de la Banque de France : “Il n’y a aucune raison d’accepter que le centre financier le plus actif sur le marché des euros se trouve “offshore” : la plupart des échanges en euros devraient se dérouler à l’intérieur de la zone euro”, expliquait il y a peu Christian Noyer dans le Financial Times. Tandis que David Cameron annonçait qu’il déroulerait “un tapis rouge” aux exilés fiscaux.
Conséquence concrète, le centre de gravité de la finance française bascule chaque jour un peu plus vers Londres :
on a laissé des dizaines de milliers d’emplois y partir. Gérants et gestionnaires de fonds s’y installent en nombre, à moins que ce soit au Luxembourg comme Carmignac gestion, ces jours-ci. Responsables : les politiques, les banques, les régulateurs car à l’aune des places financières, Paris fait figure de lilliputien agonisant, au vingtième rang mondial, juste devant Guernesey et Taipei, derrière le Luxembourg et Jersey si l’on en croit le classement multicritère réalisé, il est vrai, pour City of London par Global Financial Centres Index Londres étant n° 1 mondial. Il est indéniable qu’à Paris n’émerge aucun champion international dans le domaine de la finance alternative ou des hedge funds et pour les obligations, les Daf du CAC 40 prennent de plus en plus souvent le chemin du Luxembourg.
Cet écosystème d’une place financière dépend d’une alchimie qui se nourrit de compétences et d’activités qu’elle transforme en emplois à haute qualification. Or toutes les banques françaises ont fait migrer leurs équipes dédiées vers Londres.
Les ambitions évanouies de Pierre Bérégovoy
Quelques signaux ponctuent cette variation de centres de gravité. “La Bourse ? Mais il n’y a a plus rien à Paris, si ce n’est une petite équipe marketing. Les Américains ont même décidé de déménager l’informatique à Londres”, explique Nicolas Moreau, patron d’Axa France tandis qu’Alain Chevalier, professeur de finances et vice-président d’ESCP Europe, se remémore les ambitions évanouies. “Il se passe de moins en moins de choses à Paris.
La place financière de Paris a beaucoup rétréci depuis 20 ans, lorsqu’avaient été lancés la dérégulation financière, le Matif, le Monep et bien d’autres marchés.
Démarche des plus volontaristes lorque Pierre Bérégovoy était ministre des Finances et Jean-Charles Naouri son directeur de cabinet.
A l’époque, l’objectif était de drainer à Paris 5 % des transactions financières, nous avons dû parvenir à 3,5 % au mieux et actuellement nous en sommes très loin avec 1,5 %.”
Symptomatique : lors de son dernier plan social datant de quelques semaines, la Société Générale CIB (“Corporate and Investment Banking”) a incité un certain nombre de ses salariés – analystes de marché, traders – à rejoindre les bords de la Tamise et la vie animée de la City avec un contrat de travail britannique sensiblement plus avantageux pour elle (en contrepartie d’une augmentation de salaires). Et lorsque BNP Paribas nomme un nouveau responsable européen des ventes flow pour les dérivés actions – Nick Tranter, ex-Morgan Stanely – ce dernier est basé à Londres car c’est dans la City que sont géographiquement implantés la plupart de ses clients et interlocuteurs, les hedge funds.
La totalité des BFI (banques de financement et d’investissement) ne pourraient d’ailleurs exercer leur métier sans une puissante implantation à Londres.
La filiale Equity Research et Brokerage de BNP Paribas – toutes les banques (Merryl Lynch, Société Générale, BNP, etc.) ont d’ailleurs refusé de répondre à l’enquête du Nouvel Economiste – compte également transférer une partie de ses équipes parisiennes vers Londres, à l’instar de ce que prépare CA Cheuvreux.
Du côté de la Seine, l’internationalisation des banques à de visibles progrès à faire : si l’on parcourt les couloirs des sièges des grandes banques françaises, à 99 % les cols blancs sont français pur sucre tandis qu’à Londres, la diversité y est autrement plus marquée et visible.
“En 2012, nos chiffres montrent que le marché anglais offrait 6 à 7 fois plus d’opportunités en moyenne aux professionnels de la finance que le marché français. L’écart entre le nombre d’offres d’emploi postées sur notre site France et notre site britannique s’est surtout creusé à partir de mi-2011, période avant laquelle le rapport n’était que de 4 à 5”, constate Julia Lemarchand, responsable du site spécialisé eFinancialCareers. Bref, Londres s’est imposée comme le cœur du réacteur de la finance planétaire ainsi qu’en matière de banque d’investissement en Europe, et le marché français n’a pas profité du “rebond” entregistré à Londres, beaucoup plus réactive.
Les socialistes, par la dérégulation des marchés financiers, avaient réussi à donner à la capitale une attractivité enviable. C’était à la fin des années 80. Démontrant ainsi que les politiques, par un certain nombre de signaux et leviers, peuvent intervenir sur cette activité de façon positive. Ou négative.
Il n’y a bien évidemment pas une raison unique à la déliquescence parisienne et à la suprématie londonnienne, mais de multiples facteurs : la richesse largement imbriquée d’un vaste écosystème qui voit s’épanouir de vertueuses synergies collaboratives entre banquiers, avocats, conseils, sociétés de gestion, hedge funds et autres investisseurs plus ou moins intitutionnels sur un terreau plutôt favorable, offrant une fiscalité plus avantageuse, des charges salariales moins conséquentes que sur les autres places, une “Common Law” très opérationnelle, une flexibilité sociale adaptée aux “stop and go” les plus brutaux et un climat économique largement teinté de libéralisme. Pas étonnant que la fine fleur des meilleures écoles de commerce hexagonales migre dès leur diplôme en poche, telles les hirondelles à l’automne, vers des cieux plus cléments et généreux que les sombres horizons parisiens.
Quel avenir pour Euronext ?
Dans ce contexte à fortes turbulences, le démantèlement programmé de Nyse-Euronext ne sera pas sans conséquences sur une place parisienne déjà bien déclinante. Le coup de grâce ?
Bientôt remise en Bourse, cette entreprise – qui est tout sauf une “spin off”, puisqu’elle a mutualisé ses ressources avec la Bourse de New York – pourrait-elle alors être acquise pour 1,2 à 1,5 milliard de dollars par un fonds souverain qatari, chinois, ou par la Deutsche Börse qui, habilement, ne s’est pas déclarée intéressée ?
Ce groupe européen de sociétés commerciales qui fédère actuellement les Bourses d’Amsterdam, Lisbonne, Bruxelles et Paris, de par son rôle sur les marchés financiers avec ses aspects service public, n’est pas une entreprise comme les autres que le pouvoir politique pourrait laisser passer sous n’importe quelle bannière étrangère.
Les plateformes alternatives qui ont également besoin d’augmenter leur part de marché pourraient s’intéresser au marché “ouvert”. Comme le souligne Louis Godron, président de l’Afic : “Les opérateurs de Bourse sont des entreprises cotées qui se concentrent sur les marchés les plus rentables ; cette logique ne correspond pas toujours à la notion de service soucieux de l’intérêt général.”
Au nom de la préservation de la concurrence, Bruxelles s’était opposée au mariage avec la Bourse de Francfort. Cette fois-ci sans doute ne laissera-t-elle pas passer la chance de constituer une puissante place financière en euros.
Il restera alors à départager Paris et Francfort. Silence radio du côté de Bercy. Tandis que certains professionnels misant sur les prestations innovantes haut de gamme veulent capitaliser sur l’excellence d’un certain savoir-faire en finance : la gestion quantitative. Ainsi, Arnaud Chrétien a fédéré 7 sociétés de gestion quantitative et plusieurs institutions académiques de référence autour du projet Quantvalley.
“On a la chance d’avoir des grandes écoles et des universités qui forment des experts et talents qui s’exportent dans le monde entier.
Quantvalley est la réponse de la place de Paris… Une communauté qui fédère les professionnels et les scientifiques et qui a l’ambition d’atteindre la masse critique en termes d’actifs sous gestion, de visibilité.” L’objectif ? à l’horizon 2020, faire de Paris la “Cité des Quants”.
Dommage collatéral : les PME attendront
En attendant, des milliers de PME asphyxiées par le manque de capitaux attendent de renforcer leurs fonds propres pour retrouver le chemin du développement, franchir ce fameux plafond qui les empêche de grandir.
Un vaste projet ambitieux – la Bourse des entreprises – est en chantier afin d’améliorer leur financement. Projet qui devrait mobiliser tous les acteurs du secteur mais en premier Nyse-Euronext. Dominique Cerutti, son directeur général adjoint, en a même précisé les contours : un budget de 18 millions d’euros et 50 personnes. Bercy n’a pas encore manifesté son enthousiasme. Les péripéties capitalistiques de la maison mère risquent fort de faire passer cette priorité sous la pile, au grand dam des investisseurs.
Comme en témoigne Louis Godron :“Cela risque de ne plus être la priorité, loin de là… Nous sommes dans l’expectative pour le projet auquel nous sommes très attachés, essentiel pour l’économie française, la Bourse des PME. Elle permettrait aux investisseurs du capital investissement de mettre sur le marché les PME dont elles ont financé le développement – les investisseurs de l’Afic ont ainsi consacré 10 milliards d’euros dans 1 500 entreprises l’année dernière. Mais s’il n’y a pas de perspectives de sortie en Bourse, c’est la spirale infernale, car lorsque les perspectives de cession s’éloignent, nous avons de grandes difficultés à collecter les fonds.”
Ce dommage “collatéral” prévisible en raison de la focalisation des opérateurs de Bourse, pure société commerciale sur les activités à forte rentabilité, vont obliger les politiques à se pencher sur cette machinerie délicate, ces rouages qui font le lien entre la finance et l’économie réelle.
“La politique de la France ne se fait pas à la corbeille”, avait coutume de dire le général de Gaulle.
Aujourd’hui, c’est la Bourse qui a besoin du politique. Le véritable enjeu de la place financière de Paris.