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[extraits]

Devenu sulfureux malgré lui avec le “Déni des cultures” en 2010, Hugues Lagrange revient avec “En terre étrangère“, recueil de témoignages d’immigrés originaires du Sahel (à paraître le 7 février).

“Ses conclusions vont à l’encontre de la grande majorité des travaux sur la banlieue, qui expliquent son délitement par des facteurs sociaux. 
Son point de vue fait courir le risque de désigner les immigrés d’origine sahélienne comme impossibles à intégrer.”

Dans son bureau de Sciences-Po, notre sociologue a l’air bien embêté. Toute cette affaire l’a placé sous le feu croisé d’une bonne partie de ses pairs et de la presse de gauche, tandis que la droite s’émerveillait qu’un sociologue, espèce forcément «progressiste», ose enfin «briser les tabous du politiquement correct».
Son nouveau livre, En terre étrangère, est une compilation de témoignages d’hommes et de femmes originaires de la vallée du fleuve Sénégal, arrivés en France dans les années 70 et 80, et installés en banlieue ouest de Paris.
Ils racontent les difficultés professionnelles, la solitude, l’incompréhension et le repli sur soi, la nostalgie pour certains, d’hommes qui voulaient s’intégrer et se sont sentis rejetés et méprisés, le désir de rester pour d’autres.

“des hommes qui voulaient s’intégrer et qui se sont sentis rejetés et méprisés”

Au départ, le Déni des cultures était une enquête quantitative portant sur 4 400 élèves de 11 à 17 ans .
En comparant les taux de décrochage scolaire et d’absentéisme quatre ans plus tard avec les listes des tribunaux, il constate qu’une part importante d’«incivilités» et d’«inconduites répétées» sont commises par des jeunes originaires du Sahel (Sénégal, Mali, Mauritanie, Sud algérien, Niger).

Ce constat va amener Lagrange à s’interroger sur les liens entre facteurs culturels et délinquance, et à expliquer en partie l’une par les autres.

Pour lui, le poids des coutumes, de la religion, les structures familiales ont une influence sur le comportement et le développement des enfants : il évoque la taille des fratries («avec une moyenne de sept enfants»), la polygamie, le décalage d’âge entre des hommes venus travailler en métropole avant d’être rejoints par leur épouse, souvent plus jeune, les nombreuses familles monoparentales, la faible emprise des femmes sur leurs enfants, l’autoritarisme des hommes, une moindre pratique du français, le passage brusque d’un environnement rural, avec ses coutumes, à la ville…
Autant de facteurs qui entraveraient selon lui l’intégration : difficultés de concentration, faible image de l’autorité, perméabilité accrue au phénomène des bandes. Des caractéristiques qui seraient du reste moins marquées dans les familles d’origine subsahariennes et maghrébines, arrivées depuis plus longtemps, et où la taille des fratries serait moindre.
C’est autour de cette série d’interprétations que vont se cristalliser les débats. En France, il est en effet interdit de faire des statistiques ethniques, mais, surtout, ses conclusions vont à l’encontre de la grande majorité des travaux sur la banlieue, qui expliquent son délitement par des facteurs sociaux (chômage, discrimination à l’embauche, éloignement des centres urbains).
Certes, Lagrange ne les nie pas, et prend bien soin de préciser que ce ne sont pas les traditions en elles-mêmes qui posent problème, mais au contraire leur absence de prise en compte par le pays d’accueil.
Il n’en reste pas moins que, pour beaucoup, son point de vue fait courir le risque de désigner les immigrés d’origine sahélienne impossibles àintégrer.

Au premier rang de ses détracteurs, le sociologue Laurent Mucchielli.

Au premier rang de ses détracteurs, le sociologue Laurent Mucchielli, rédacteur en chef du site Délinquance, justice et autres questions de société. «En ciblant des ethnies et des pratiquants – les Sahéliens et les musulmans -, on les réduit à une définition, on trouve ce qu’on cherche, alors que tous ont des personnalités multiples, des vies plus riches. C’est très réducteur».
Au CNRS et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, l’hostilité est majoritaire.

Pour le sociologue Eric Fassin, spécialiste des questions raciales et membre du collectif Cette France-là, «invoquer la culture, c’est bien chercher les causes des problèmes sociaux, dont la délinquance est le symptôme, non pas du côté de la politique de l’Etat, ni du racisme ordinaire, mais dans l’origine même de ces populations. Ainsi, le problème, ce ne serait pas tant “nous” qu'”eux”.»

Une conclusion dont se défend Lagrange : «On ne mesure jamais assez le fait que l’immigration, c’est le déplacement de populations qui ont leurs traditions et leur culture, dans un autre système culturel. Le problème vient aussi de la manière dont nous les avons reçus.»
Il n’empêche, pour Eric Fassin, il s’agit bien d’«une réhabilitation du culturalisme». Le culturalisme, rejeté par les sciences sociales françaises de longue date, contrairement aux pays anglo-saxons, est un courant qui met en évidence l’influence prépondérante des habitudes culturelles sur la personnalité des individus.
C’est justement là que le bât blesse, ou que le torchon brûle, comme on voudra : Lagrange se place dans une logique résolument culturaliste.(…)

“Il y a un moment, si l’on refuse de voir cette réalité des différences culturelles, où l’on confond le pays réel et le pays tel qu’on voudrait qu’il soit.”

Et, s’il se refuse à parler d’ethnies lorsqu’il parle de l’histoire de l’Afrique, Lagrange cite toutefois les travaux de Bernard Lugan, historien proche de l’extrême droite, rédacteur en chef de l’Afrique réelle, qui enseigna durant de nombreuses années à l’université Lyon-III.
Pour Lugan, les ethnies préexistaient au colonialisme, elles sont l’élément essentiel de compréhension du continent africain. Une théorie que réfute totalement Jean-Loup Amselle, anthropologue et directeur d’études à l’Ehess, auteur de l’Ethniticisation de la France (Lignes) : «J’ai passé de nombreuses années sur le terrain au Mali, avec les Peuls, les Bambaras, les Malinkés, et nous avons démontré qu’en réalité les ethnies telles qu’elles existent sont des créations coloniales. On a fabriqué des catégories intangibles alors que tout était auparavant beaucoup plus labile et fluide. En assignant aux personnes une culture définie, on présume de l’identité que les gens se choisissent. On les enferme dans des cases, et on leur enlève toute possibilité de choix.» (…)
Cette opposition entre empirisme et science amuse beaucoup Christophe Guilluy (…) Lui considère que cette querelle est injuste :

«Lagrange est un des seuls à aller sur le terrain. Ceux qui le critiquent sont les gardiens du temple et n’y mettent jamais les pieds. Occulter cette réalité est absurde. Ou alors on devient militant, c’est de l’idéologie et ça ne devrait pas interférer dans le débat.»
Et de conclure : «J’ai entendu dire les pires choses sur lui, qu’il était fasciste, raciste, il suscitait une véritable rage. C’est un milieu très violent, je ne pense pas qu’il s’attendait à ça.»

Une nouvelle polémique viendra peut-être de l’étude sur l’islam que prépare Lagrange pour le printemps à Sciences-Po. Pour le coup, un travail purement statistique. Il y constate que l’islamisme radical s’installe chez des jeunes d’origine sahélienne. (…)
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