Dans un discours de 1946 De Gaulle appelait à en finir avec « le temps où les Français ne s’aimaient pas ». Il faisait ainsi écho à un ouvrage de Charles Maurras qui établissait déjà trente ans auparavant un constat similaire. Le diagnostic, donc, n’est pas nouveau : les Français ne s’aiment pas. Ils ne s’aiment guère eux-mêmes. Et surtout ils sont profondément divisés.
Quoique déjà catastrophique, ce triste constat ainsi présenté enjolive encore pourtant la situation, qui est en réalité pire encore, nous semble-t-il: depuis plus de deux cents ans la France est en fait en situation de guerre civile. Une guerre qui risque fort de conduire à la disparition du pays.
Cette guerre civile comporte des cycles, des temps, des moments. Elle est tantôt ouverte tantôt larvée. De nombreux épisodes de guerre ouverte ont marqué l’histoire des deux derniers siècles. Aux autres périodes la guerre est sourde, latente, endémique : elle prend la forme d’une confrontation agressive des idéologies, la violence devenant alors essentiellement verbale. Cependant l’état d’esprit de guerre civile reste une constante, formant comme une toile de fond à notre histoire récente.
Depuis deux cents ans en effet nous n’assistons pas seulement au jeu des oppositions politiques, qui est une caractéristique normale des systèmes démocratiques. Le degré d’hostilité qui anime les forces qui s’affrontent excède tout à fait le cadre ordinaire du débat politique. Le plus souvent les partisans des thèses en présence se portent réciproquement une haine véritable. Ils visent mutuellement la disparition de l’adversaire ou à tout le moins sa marginalisation ou sa proscription. Il n’existe entre eux aucun sentiment d’appartenance à la même communauté nationale.
La guerre civile, certes, ne concerne pas au même degré l’ensemble de la population. Elle met aux prises pour l’essentiel les membres de l’élite et des classes supérieures. Le peuple a un rôle plus second mais il est cependant concerné lui aussi, qu’il en soit conscient ou non, par la guerre civile en cours. Lors des épisodes violents, une partie du peuple est généralement impliquée de façon directe, en servant de masse de manœuvre manipulée par les élites. Dans les périodes de guerre civile froide, le peuple ne participe pas en première ligne à la confrontation d’idées : mais il constitue la cible de la guerre idéologique. Les protagonistes du conflit cherchent à l’influencer et à susciter son adhésion. Dans ces conditions une bonne partie du peuple est engagée elle aussi dans cette guerre séculaire. La plupart des familles françaises savent ainsi qu’elles doivent absolument proscrire en leur sein les discussions politiques ou religieuses si elles souhaitent que les liens familiaux puissent perdurer.
Nous nous proposons de consacrer une série d’articles à la guerre civile française. Nous procéderons tout d’abord à quelques rappels historiques afin de mettre les choses en perspective. N’étant pas historien, nous nous contenterons de tracer de grandes lignes, en espérant éviter de commettre des erreurs grossières. Nous nous concentrerons sur la période actuelle, en mettant en évidence les formes que prend la guerre civile à l’œuvre dans la société française d’aujourd’hui.
Nous n’avons nullement l’intention de proposer une thèse novatrice : nous nous inscrirons pour l’essentiel dans la continuité des analyses posées, dès la révolution française puis aux siècles suivants, par les penseurs anti révolutionnaires et traditionnalistes.
La France est entrée dans un processus de guerre civile à compter du moment où une partie de l’élite française a mis en cause certains aspects structurants de la société en place : c’est la période de la contestation protestante. La contestation est ensuite devenue globale : elle a conduit à la révolution. La lutte entre révolutionnaires et partisans de la société traditionnelle s’est prolongée tout au long du 19e siècle. Elle a resurgi avec violence dans les années trente puis dans le cadre de la seconde guerre mondiale. Les guerres de décolonisation puis mai soixante-huit ont fourni la matière de nouveaux épisodes. La guerre civile française se poursuit depuis, selon des formes toujours renouvelées.
On ne peut plus parler aujourd’hui de lutte entre révolutionnaires et partisans de l’ancien régime, ni d’affrontement des républicains et des monarchistes. La guerre civile a pris un nouveau tour. Elle s’est muée en un combat centré sur le concept de modernité : les « modernes » s’affrontent à ceux qui se montrent attachés à certaines survivances caractéristiques de la société traditionnelle (telles que la nation, la religion catholique, la famille). Si elle en a renouvelé les termes, la lutte des modernes et des antimodernes n’en constitue pas moins la continuation des affrontements révolutionnaires. Né il y a plus de deux siècles, le projet des révolutionnaires et de leurs successeurs, les artisans de la modernité, reste en effet inchangé : il s’agit de passer de façon globale de la société traditionnelle à une autre, assise sur des principes inverses.
La guerre intestine franco-française a été pratiquement gagnée par la modernité : les modernes sont au pouvoir et ce depuis deux cents ans. Leur idéologie l’a emporté au sommet de la société et a également conquis pour l’essentiel l’adhésion du peuple. La société française présente cependant toujours des éléments de résistance : la victoire des modernes n’est pas complète. La guerre se poursuit donc.
Si l’affrontement majeur qui l’anime est binaire – républicains contre traditionnalistes au 19e siècle, modernes et antimodernes aujourd’hui – la guerre civile française met aux prises trois forces, nées au moment de la révolution. Les « républicains » sont aujourd’hui de très loin les plus nombreux et les plus puissants. Ils se subdivisent en deux courants, l’un libéral (la droite), l’autre plus social (la gauche).
Les « communistes » n’ont jusqu’ici jamais été en mesure de l’emporter sur les républicains : cette mouvance politique reste cependant fortement présente dans les réflexes et la façon de penser d’une partie de la population. « Républicains » et « communistes » constituent, au-delà de leur opposition sur les finalités et les méthodes, le camp de la modernité.
Les « traditionnalistes », enfin, ne représentent plus en tant que tels qu’une force résiduelle. Cependant, comme nous l’avons dit plus haut, l’attachement à certains éléments constitutifs de l’organisation sociale traditionnelle reste fortement présent au sein de la société française.
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Le projet que nous poursuivrons dans notre série d’articles est donc le suivant : nous nous efforcerons de montrer que la lutte de la modernité contre ce qui se rattache encore à la tradition revêt tous les aspects d’une guerre civile. Même si les forces en présence sont très disproportionnées et qu’elle se livre le plus souvent à bas bruit, cette guerre est permanente, intense, totale. Elle est sans répit. Elle est sans merci. Elle risque de déboucher sur la disparition même de la société française.