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Dans un entretien avec Reporterre, au moment où il lance la “révolution des colibris”, Pierre Rabhi souligne la dimension humaniste de l’écologie.

En ce début 2013, il est encore temps de tirer un bilan de l’année précédente. Que retenez-vous des élections présidentielles françaises, américaines, russes ; des conférences de Rio, de Doha ou d’Hyderabad ?

Pierre Rabhi – Nous sommes aujourd’hui dans un contexte général d’interrogations sur l’avenir, et l’écologie entre en ligne de compte comme un paramètre qu’il faut appréhender. C’est normal. Mais ce paramètre, qui est essentiel, n’est pas suffisamment mis en exergue, selon moi. Je dirais qu’on met un peu d’écologie pour condimenter l’ensemble du système, mais l’écologie n’apparaît pas encore comme un urgence et une priorité absolue. Au contraire. Je dirais même que l’écologie politique reste un peu limitée. Je pense que c’est parce qu’elle s’appuie sur du factuel.

Or l’écologie ne nous interpelle pas seulement sur le trou d’ozone, le carbone ou sur l’épuisement des ressources, mais aussi sur un registre plus intime, un registre de l’ordre du personnel. L’écologie interroge notre regard sur la vie, notre positionnement par rapport aux mystères de la vie. Il n’y a pas assez de beauté invoquée, pas assez de mystères. On reste sur un discours élémentaire, mais qui ne prend pas l’élan de quelque chose de plus fondamental et essentiel.

Vous reconnaissez-vous dans la mobilisation populaire qui s’est formée à Notre Dame des Landes ?

Je ne peux que m’y reconnaître. Notre-Dame-des-Landes est un exemple de cette modernité qui ne prend à l’évidence pas en compte la priorité écologiste. Quand on détériore un espace vivant, on le détériore pour très longtemps. On fait une soustraction douloureuse sur ce patrimoine vivant, alors qu’on aurait besoin au contraire de mieux le préserver. A partir de là, je ne peux pas souscrire à des caprices immédiats face à quelque chose qui a plutôt une densité éternelle.

Qu’est-ce qui vous dérange particulièrement dans le projet de Notre-Dame-des-Landes ?

Je sens derrière tout ça une manifestation de la vanité humaine, je sens un prétexte à créer de l’emploi et du profit. Je ne suis pas dupe de tout ça.

L’argument de l’emploi n’est-il pas valable ?

C’est un argument que tout le monde sort. C’est un argument facile, puisque le modèle dit effectivement qu’il faut de la croissance pour s’en sortir. C’est comme cela qu’on s’installe dans un quiproquo type « c’est par la croissance qu’on va augmenter les choses ». Seulement, ce qu’on oublie, c’est que lorsqu’on commet un préjudice sur la nature, celui-ci dure longtemps. Cela peut être un préjudice immédiat, mais quoiqu’il en soit, on l’inflige aux générations futures. On ne peut pas, sous prétexte de créer de l’emploi, détruire ce qui est le patrimoine collectif de l’humanité, depuis le passé jusqu’au futur.

Le chômage est pourtant un problème fondamental de notre société actuelle, comment crée-t-on de l’emploi sans créer de richesses, lorsqu’on porte comme vous un projet de décroissance ?

Je récuse de manière radicale le modèle, car il donne la priorité absolue au profit au détriment de l’humain et de la nature. Je ne peux pas admettre ce modèle, qui est comme une idéologie intégrée. Il provoque les symptômes négatifs, et ensuite on nous demande de nous acharner sur ces symptômes, sans aller vers la raison première qui a elle-même déterminée le modèle. C’est de cette raison dont il faut se débarrasser. Sinon, on maintiendra la logique qui produit les dérives et les dysfonctionnements.

Croire que, parce qu’on va rajouter quelques emplois par-ci ou par-là – même s’il s’agit de milliers d’emploi ! – cela s’inscrit dans une continuité de la durée de la vie, c’est une illusion. On répond à une problématique limitée en mettant en cause les fondements limités. On est dans le délire complet. Il faut se débarrasser de ce modèle de croissance économique infinie, qui a produit une féodalité planétaire. Si on fait le bilan, qui profite de toute cette mécanique mondiale ? C’est quand même un tout petit club de super-nantis, qui laisse dans la détresse, voire dans l’indigence, la majorité de l’humanité…

Que doit faire l’écologie politique pour porter ce contre-modèle ? Quels sont les leviers du changement pour les écologistes ?

L’écologie, telle qu’elle est, ce n’est pas un défaut. L’écologie, c’est la Vie. L’écologie ne choisit pas « vous êtes de droite, vous êtes de gauche », elle n’est pas du tout basée sur des choix de ce genre. On l’oublie complètement, mais l’écologie concerne la survie de l’humanité, ou pas. Il y a une biosphère, qui s’est construite d’une certaine façon, depuis des millénaires ; la Vie est advenue, la vôtre, la mienne, etc. L’écologie ne doit pas être réduite à une pensée politique et limitée, car construite sur l’éphémère. On ne peut pas prendre ce qui est de l’ordre de la pérennité de la vie elle-même pour une pensée limitée et simplement conjoncturel. On est en train de faire des mélanges.

Vous savez, l’écologie aurait dû être enseigné à l’enfant depuis tout petit. On devrait lui apprendre qu’il est vivant grâce à la vie, telle qu’elle s’est organisée, et qu’il est une des expressions de cette Vie. Qu’il doit respecter. Mais on est loin du compte, car il y a le profit, complètement stupide et sans limites, qui s’est emparé de tout, et au lieu de voir notre planète comme une magnifique oasis sur laquelle on a beaucoup de chances de vivre, on la voit comme un gisement de ressources qu’il faut épuiser jusqu’au dernier arbre. Tant que notre conscience ne se sera pas suffisamment élevée pour concevoir que cette planète nous offre tout, absolument tout, de quoi nous nourrir, de quoi nous réjouir, de quoi nous guérir, etc… nous continuerons de la polluer, de la dégrader, d’en faire un champ de bataille, de violence et d’égorgement. C’est l’horreur.

Soyons fous, imaginons que François Hollande vous appelle demain matin et vous nomme médiateur sur ce dossier de Notre-Dame-des-Landes, que faîtes-vous ? Quelles décisions prenez-vous ?

Je ne suis pas du tout sûr que François Hollande est libre de cette décision… La question est de comprendre qui gouverne véritablement. Moi, j’ai eu beaucoup d’estime pour Obama au début, j’ai suivi un peu sa vie antérieure, son application sociale. Il avait démontré qu’il avait cette générosité nécessaire. Mais si on compare le Obama « militant », dans son engagement personnel, et le Obama « président des Etats-Unis », il n’y a pas du tout le même espace de liberté. Aujourd’hui, au vu de la complexité des systèmes – où se mêlent le politique et le profit – je m’interroge sur les marges de manœuvre. Il y a des consciences éveillées, qui veulent bien faire et avec beaucoup de sincérité, mais je me demande s’ils ont les coudées franches.

NDDL est donc la représentation d’une oligarchie qui possède tout ?

Où est l’intérêt collectif dans le projet, c’est ça qu’il faut voir. Y a-t-il un réel intérêt à réaliser cet aéroport ou est-ce seulement l’intérêt de quelques-uns ?

Je ne suis pas dupe de ce que signifie le politique, aujourd’hui, je ne suis pas dupe des accointances, de ce qui se passe dans les coulisses, des intérêts des uns et des autres. Je sais tout ce qui se déclenche quand il y a du « politico-commercialo-profito » derrière tout ça. C’est ce qui fait obstacle au changement.

Quand je me suis présenté aux élections présidentielles en 2002, notre slogan, c’était l’appel à l’insurrection des consciences. Et le deuxième, c’était « quelle planète laisserons-nous à nos enfants et quels enfants laisserons-nous à la planète ? ». Il faut vraiment reconnecter le destin de l’humanité avec les fondements de la Vie. Or, aujourd’hui le destin de l’humanité a mis une règle du jeu totalement artificielle, puisqu’on est parti sur une dissociation de la nature et de nous-mêmes. Non ! Je suis la Nature, vous comme moi, nous sommes la nature. Nous ne sommes pas des robots fabriqués je ne sais comment, nous sommes véritablement la nature. Nous sommes des mammifères, qu’on le veuille ou non.

Ce n’est pas « la nature » et « moi ». La Nature, c’est moi.

Le gouvernement organise un débat public national la « transition énergétique ». Qu’en attendez-vous ? Que doit mettre en place le gouvernement ?

Pierre Rabhi – Avant toute chose, il faut d’abord qu’on réduise notre avidité. Comment voulez-vous répondre à une insatiabilité permanente par des ressources limitées ? Lorsqu’on cherche à résoudre à un problème, il faut commencer par savoir ce qui le détermine. Quel est le problème du monde ? Notre insatiabilité. Et qu’est-ce qu’on a fait de l’être humain ? Un être insatiable.

On ne met jamais en évidence ce que l’on a, ce qui peut déjà nous réjouir. On ne parle jamais de ce dont on a vraiment besoin. J’ai besoin d’être nourri, j’ai besoin d’être vêtu, j’ai besoin d’être abrité et j’ai besoin d’être soigné. Tous ces éléments-là doivent être partagés avec l’ensemble du genre humain. Tout le monde doit, légitimement, bénéficier de ça.

Après, que reste-t-il ? Il reste ce qu’on appelle le superflu. Et aujourd’hui, le superflu est sans limites alors que l’on ne parvient pas à assurer l’indispensable… Il paraît que le marché de luxe ne connaît pas de crise. Par contre, on n’a plus d’argent pour ce qui est indispensable, pour nourrir des enfants qui viennent au monde, pour les aider à survivre et à créer une société conviviale et belle.

Et les gaz de schistes participent de cette tendance énergivore…

Ca prouve une fois de plus que la civilisation moderne est la civilisation la plus fragile de toute l’histoire de l’humanité. On a créé une civilisation fondée sur la consommation énergétique, sur l’usage de l’énergie, et on est devenu prêt à toutes les concessions pour que ça perdure. Parce qu’on sait parfaitement qu’aujourd’hui, sans pétrole et sans électricité, tout s’effondre. On a fondé une civilisation qui a un besoin absolument vital, et sans aucune restriction, de la combustion énergétique. On comprend ensuite pourquoi la question de l’énergie devient si gigantesque, et pourquoi on essaye de trouver d’autres ressources…

Pourtant, notre population augmente, nous sommes sept milliards d’êtres humains sur Terre, bientôt neuf. Cela va augmenter le niveau de consommation, il faut un réseau de production énergétique important, pour les transports, pour l’alimentation,…

Non, l’histoire de la démographie n’a rien à voir là-dedans. Je suis radical là-dessus, je ne peux pas supporter qu’on dise que c’est parce que nous sommes trop nombreux qu’il y a la faim dans le monde. On agite en permanence cette idée et beaucoup de gens pensent ça. C’est une réalité dans nos consciences collectives, mais ce n’est pas vrai !

Il n’y a pas la faim dans le monde parce que nous sommes trop nombreux, il y a la faim dans le monde parce que nous faisons partie des gens qui se baffrent au-dessus de la nécessité, qui satisfont leur poubelle et leur décharge publique bien plus que tous les autres… Cela repose la question éthique de notre système planétaire.

Aujourd’hui, on concentre beaucoup de moyens sur le meurtre, on est capable de créer des armes terrifiantes et on consacre beaucoup d’argent pour fabriquer des missiles intercontinentaux ou des avions de guerre. C’est significatif du niveau moral où nous nous situons. Une grande partie de l’énergie humaine est consacrée à la destruction de l’homme par l’homme. Et l’autre partie de l’énergie est destinée à détruire le milieu vivant.

Ça veut dire que l’on rend beaucoup plus hommage à l’aspect négatif de notre destin : on entretient beaucoup mieux ce qui relève de la mort que ce qui relève de la vie.

Un autre sujet de ce début d’année, qui intéresse beaucoup les écologistes, c’est le mariage homosexuel. De quelle manifestation étiez-vous en janvier ?

D’aucune.

Vous n’avez pas d’avis sur le mariage homosexuel ?

Pour être honnête, je ne sais pas comment l’aborder. Cette mobilisation est devenue un tel enjeu de société ces dernières semaines…

Pour moi, ça ne figure pas sur l’agenda des priorités. Je crois que c’est quelque chose qui m’intéresse assez peu, je suis beaucoup plus préoccupé par les enfants qui meurent de faim. C’est là qu’on se rend compte que nous ne subissons pas les problèmes fondamentaux, que nous sommes dans une sorte de délire généralisé. Le mariage homosexuel est un symbole de cette manipulation des consciences, où on crée des phénomènes de société qui n’en sont pas.

Le principe de lutte pour l’égalité du droit au mariage ne vous touche pas particulièrement ?

Si, bien sûr. Je suis plein de compassion à l’égard de ceux qui ont été victimes de discrimination et d’exaction. Que des gens s’aiment et aient des attirances, quels que soient les sexes… je ne vois pas où est le problème. Ils sont libres de le faire et heureusement. Mais que cela devienne ensuite une problématique sociale aussi énorme…

Par contre, ce qui me pose problème dans le débat actuel, c’est qu’il y a une troisième entité qui n’est pas consulté. C’est l’enfant. L’enfant qu’on va faire naître par je ne sais quel stratagème…

Vous pensez à la PMA ?

Je ne peux pas souscrire à un tel mécanisme de procréation artificielle. Est-ce que l’on réalise ce que cela implique comme destin pour la personne concernée ? J’essaye d’imaginer un enfant à l’école, expliquant à ses camarades comment il est venu au monde…

Je ne peux pas comprendre qu’on fasse advenir sur Terre un être humain selon un tel procédé, qui l’engage pour toute sa vie, sans qu’il ait pu un seul instant être consulté auparavant. Car personne ne peut se mettre à sa place pour savoir comment il vivre cela…

Privilégieriez-vous l’adoption dans ce cas, ou êtes-vous simplement opposé à l’idée d’enfants pour les couples homosexuels ?

Non, je n’ai aucun problème avec l’idée de familles homoparentales, bien au contraire. Vous savez, il y a tellement d’enfants qui ne demanderaient que de l’amour pour grandir… L’adoption me semble un processus beaucoup plus sain en effet, j’y vois beaucoup moins d’inconvénients que dans les artifices de la PMA.

La PMA, c’est simple, je m’y oppose. C’est un syndrome inhérent à la modernité : on intègre dans des activités humaines des éléments qui n’ont pas raison d’être. Qu’est-ce que l’agriculture chimique, si ce n’est d’empoisonner la terre pour nourrir les gens ? On s’étonne après que les gens soient malades, qu’ils aient des cancers. Il y a une logique simple : si on met des poisons dans la Terre, on les retrouve dans le corps humain, dans le corps animal et dans le corps végétal. Si on n’est pas assez intelligent pour comprendre cette évidence, alors c’est désespérant.

La question des OGM paraît être un peu plus importante dans votre hiérarchie des priorités…

Les OGM sont un crime contre l’humanité. C’est un enjeu énorme pour moi. Il faut comprendre ce que cela implique pour nos semences traditionnelles et reproductibles. Depuis 12 000 ans, date de ce qu’on appelle la révolution néolithique, l’humanité dans son aventure agronomique n’a pas cessé, sur toute la planète, de repérer dans le sauvage ce qui peut être domestiqué à des fins de survie. Cela a représenté un potentiel énorme que l’humanité s’est transmise de génération en génération.

Combien de variétés ont-elles ainsi circulé ? Une multitude. On a mutualisé tout cela, et on a enrichi le potentiel alimentaire de l’humanité par le partage et l’échange. Aujourd’hui, on prétend qu’on va supprimer cette richesse immense – 60 % des semences anciennes ont déjà disparu ! – ce qui laisse le champ libre et un espace commercial aux OGM. C’est cousu de fil blanc, mais c’est criminel.

Que peut faire le monde paysan face à ça ?

On a détruit les paysans, qui géraient les entités en système écologique. On en a fait des exploitants agricoles, en leur disant « consommez toujours plus d’engrais chimiques, de pesticides,… ». Et on a ainsi ouvert des marchés mondiaux, qui nous donnent une nourriture qui porte en elle les germes de la mort.

Est-ce au niveau politique qu’il faut agir aujourd’hui ? Que pensez-vous des deux ministres écologistes au sein du gouvernement, par exemple ?

Cela ne m’inspire rien. Tant qu’on maintiendra notre modèle de société dans la logique actuelle – cette logique qu’on lui a, nous humains, attribué et avec laquelle on l’a organisé – on ne fera que de l’ersatz, du semblant. On continuera de manier des rustines, mais on ne prendra pas le problème dans sa globalité. Il faut véritablement changer de paradigme, c’est-à-dire adopter une vision qui mette l’humain et la nature au cœur de nos préoccupations, non le profit.

Pourquoi ne vous engagez-vous pas plus dans la politique ?

Je fais de la politique, mais non politicienne. Je travaille à la prise de conscience, à ce que chacun comprenne que nous avons un pouvoir. C’est l’histoire du colibri. Il y a un potentiel qui permettrait de changer la société, mais il n’est pas en cohésion, il n’est pas orienté pour aller dans le même sens. Il faut mobiliser ce potentiel.

Je fais de la résistance, donc je fais de la politique. Mais je n’ai pas besoin de strapontin politique.

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