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1.300 petites entreprises qui faisaient le tissu industriel ont disparu depuis 2009. Seuls les salariés concernés se battent… ou se résignent. […]

Ghislaine Lèchevin, 75 ans, retraitée, et son fils Gérard, 49 ans, CAP d’électromécanicien, chômeur. En médaillon, l’usine FFM de Péronne, dans les années 60, quand elle employait quelque 600 personnes.

Philippe Quévremont a été licencié de la Filature française de mohair de Péronne, dans la Somme, où il a passé trente-trois ans et dont il est devenu le directeur industriel. Il était à trois ans de la retraite.

Depuis, il revient pour vendre les machines, s’occuper. « Quand une usine ferme, on n’existe plus », dit-il. Le lustre passé de l’unique filature de mohair du pays hante les bâtiments du site industriel.

Au faîte de son activité, dans les années 70, l’usine, rachetée par une famille du Nord, emploie plus de 600 personnes, des femmes des environs qui, sitôt le certificat d’études obtenu, intègrent les ateliers.

Huguette Ditte est l’une d’elles : « Le jour de mes 14 ans, j’ai mis en route. Comme quatre de mes six sœurs, je travaillais douze heures par jour, six jours par semaine. » Cette coquette retraitée, qui a fini sa carrière agent de maîtrise, a vu évoluer son métier pendant quarante-quatre ans : « Dans les années 80, des machines sont arrivées, elles faisaient le travail de trois ouvrières. »
Elle revient parfois se promener dans les allées de la filature. Comme Gérard Lèchevin, qui y a travaillé comme électromécanicien de 1982 jusqu’à la fin : « La première année, j’avais besoin de venir respirer l’odeur de l’usine. Quand on la sent, on sait qu’on est chez nous. Une fermeture, c’est un peu de nous qui est parti. Je me suis tellement investi que ça fait mal quand on est jeté. »
L’effluve s’est volatilisé l’an dernier, quatre ans après l’arrêt de l’activité. Si la filature a résisté plus longtemps que les autres industries textiles, c’est grâce à son savoir-faire. « Nos clients sont restés fidèles pour notre qualité. Puis tout le monde a fini par avoir les mêmes machines et nous n’étions plus compétitifs avec l’Afrique du Sud et la Bulgarie, où le coût de la main-d’oeuvre est moins élevé », explique Philippe Quévremont. Supplanté par le cuir dans les voitures de luxe et par le synthétique dans les salles de cinéma, le fil de mohair, passé de mode, disparaît.
Sa production mondiale a chuté de 35 à seulement 3,5 millions de kilos entre 1985 et 2008. Il reste des ateliers en Europe. Les bancs à broches, les doubles-torsions, les bobinoirs, les continus à filer ont été vendus en France, en Bulgarie, ou au Pakistan. Même les chariots en alu, où étaient entreposés les cônes de fil, ont trouvés preneur. Cet après-midi de février, un ferrailleur vient les récupérer.
A 480 kilomètres de Péronne, à Vezin-le-Coquet, près de Rennes, dans l’atelier des Cuisines Yves Denis, d’autres ferrailleurs se mêlent à des menuisiers, à des bricoleurs du dimanche, à des rénovateurs de maison pour former une foule hétéroclite. Emmitouflés dans leurs manteaux – le chauffage et l’électricité ont été coupés dans l’usine –, ils sont une centaine à participer à la vente du matériel. Deux mois plus tôt, après trente-cinq ans d’existence, les Cuisines Yves Denis ont été liquidées.
Xavier Gauducheau, le commissaire- priseur, son micro dans une main, la liste des machines dans l’autre, arpente les travées, enjambant les 200 mètres de chemin de roulement. D’un hochement de tête, d’une grimace, d’un bras levé, les acheteurs se manifestent. Plaqueuse de chants numérique, scies, compresseurs, toupies, bois massif de chêne, tout est adjugé, même les extincteurs. Seuls les murs ne sont pas à céder.
Parfois, le commissaire- priseur rappelle à l’ordre : « Que personne ne touche aux armoires et aux outils, soyez respectueux de l’entreprise. » Quand vient le tour des grosses machines, Xavier Gauducheau ne manque pas d’apostropher deux ou trois hommes, plus concentrés que les autres, les yeux rivés sur leurs smartphones. Ceux-là attendent les ordres des industriels qui font monter les enchères. Le centre d’usinage, adjugé 17.000 euros, et la plaqueuse de chants, 15.000 euros, partent pour la Roumanie ; la corroyeuse, 9.100 euros, pour l’Inde.
Après quatre longues heures, les Cuisines Yves Denis sont vides. Le produit de la vente, environ 150.000 euros, remboursera les créanciers. « Cette société avait une très bonne réputation, mais peut-être n’ont- ils pas fait assez savoir qu’ils fabriquaient à Rennes », avance Me Gauducheau. « Nous n’avons pas résisté à la concurrence des grandes enseignes. Avec la crise, plus personne n’est prêt à payer 8.000 euros sa cuisine », conclut l’un des salariés licenciés en décembre.
Ils sont trois collègues à assister à la fin de leur usine. André, 52 ans, note le prix des machines sur lesquelles il a travaillé trente et un ans. « Sa » défonceuse atteint 17.500 euros. Patrick, le chef d’atelier, à trois trimestres de la retraite, est venu pour en acheter une. Il ne s’est pas inscrit à temps, il repart les mains vides. Auguste peine à retenir son émotion : « On a passé une bonne partie de notre vie ici. Voir tout disparaître, c’est triste. »
C’est ce que redoutent dans le centre de la France les 166 salariés de DMI, une fonderie d’aluminium dans le village de Vaux, à quelques kilomètres de Montluçon. Ils vivent leur troisième redressement judiciaire depuis 2006. Le dernier à avoir racheté l’entreprise, à la barre du tribunal de commerce de Montluçon, est un groupe américain, DMI. Il prévoyait un avenir faste à la fonderie, avec la promesse d’un nouveau contrat avec Ford.
Mais les ventes de voitures se sont effondrées, Ford a fermé plusieurs de ses sites européens. Le constructeur n’avait plus besoin des carters ou des circuits de refroidissement fabriqués à la fonderie. Puis, en décembre 2011, DMI a changé d’actionnaire, le fonds d’investissement Platinum Equity a racheté les parts de son concurrent Carlyle et changé de stratégie. Vaux ne fait pas partie de ses plans. Le patron américain est venu le dire aux salariés.
Le 19 juin 2012, Chad Bullock a débarqué dans la salle polyvalente, escorté de gardes du corps, pour annoncer le redressement judiciaire. Depuis, personne n’a eu de nouvelles, pas même le directeur de l’usine, Jean-Jacques Lucas. La production s’est poursuivie jusqu’en décembre pour approvisionner les chaînes de montage de Renault (leur plus gros client, qui réalise environ la moitié de leur chiffre d’affaires), ou des poids lourds Man en Allemagne.
En janvier, le travail s’est arrêté. Seuls les cinq grands fours emplis de 20 tonnes d’aluminium sont maintenus en fusion à 700 degrés, au cas où un repreneur se manifesterait.
Un Italien, Gianpiero Colla, a montré de l’intérêt mais demande à Renault de s’engager sur un volume de commandes pendant deux ans, ce que le constructeur automobile refuse. De toute façon, il licencierait 80 personnes. Durant un mois, les salariés, pour être payés, ont continué à pointer. Ils n’avaient rien à faire pendant les trois postes de huit heures. Au début, pour tuer le temps, ils ont apporté des jeux. Puis ils se sont lassés. Ils parlent à l’imparfait. Certains ont déjà vidé leur vestiaire.
« Ils jouent avec notre moral, ça nous épuise », résume Jean-Pierre. La plupart sont entrés à la fonderie il y a une trentaine d’années, quand René Bréa, le fondateur, développait l’entreprise. Ils ont été jusqu’à 700 à fournir des pièces destinées aux chantiers navals de Saint-Nazaire, aux TGV, aux usines Ferrari… René Bréa vient de mourir.
Quand ils racontent leur métier, fondeurs, mouleurs, ébarbeurs, tous sont fiers. Peu leur importent les mauvaises conditions de travail, la poussière, le bruit, la chaleur l’été et les températures négatives l’hiver, les salaires proches du smic, ils sont la seule fonderie en France à maîtriser quatre procédés de fabrication. Même les femmes qui travaillent au contrôle, et qui ont souvent choisi ce métier répétitif par nécessité, ont fini par aimer ce boulot qu’elles « connaissent par cœur », et cette ambiance, celle d’une « famille » avec laquelle elles ont passé vingt-cinq ans. « On est 170, une goutte d’eau dans la mer », constate Christian.
« Pour ne pas disparaître en silence, il faut faire ça », assure un autre. « Ça », c’est disposer une quarantaine de bonbonnes remplies de propane et de dioxyde de soufre dans la fonderie. Gaby, titulaire d’un diplôme d’artificier, en a eu l’idée pour braquer les projecteurs sur l’usine. Certains n’excluent pas de passer à l’acte : « Si on fait tout péter, ils n’auront rien. On a tous passé trente ans dans l’usine. Ça fait deux fois qu’on la sauve. Si on doit partir, elle partira avec nous. »
Gaby opine : « Je ne veux pas passer ici avec mes petits-enfants, leur montrer la fonderie envahie par les ronces et leur dire : “C’est là que Pépé travaillait.” »
Paris Match
(Merci à Père Ubu)

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