Plateforme d’assistance téléphonique, construction automobile, usines textile, etc. A l’heure d’internet, c’est maintenant l’info qui se délocalise. Plusieurs sites d’information locale en France sont en réalité écrits depuis… la Tunisie.
Alerté par des annonces d’emploi publiées par la société Hi-Content, le site Arrêt sur Image a mené l’enquête. “Une agence basée à Tunis travaille en réalité pour plusieurs médias d’information locale en France: Bordeaux.actu.fr, Lyon.actu.fr, et Toulouse.actu.fr“.
Les conditions de travail, elles, relèvent de l’exploitation. “L’agence emploie 25 personnes, qui n’ont pas le statut de journalistes. Ce sont tous des diplômés bac+5 ou +6, diplômés d’économie, de finance, de langues. Aucun d’entre eux n’a jamais travaillé dans la presse“. Les salariés sont payés environ 300 euros par mois, et doivent produire entre 10 et 15 articles par jour.
Un salarié évoque “de l’esclavage moderne. Nous sommes même soumis à des tests de rapidité, et devons écrire 50 mots par minute”. Leur statut est très précaire : “pas de contrat de travail, et on est payés en cash. Si on arrive dix minutes en retard, on est immédiatement virés“.
Les mentions légales de ces sites permettent de remonter à la source : “Il s’avère que c’est une filiale d’une entreprise française de régie publicitaire Hi-Media, fondée par l’entrepreneur Cyril Zimmermann“. Ce dernier a été “un des actionnaires historiques de Rue 89, et a fait partie de son conseil de surveillance“. En outre, “la régie Hi-media s’est fait connaître récemment en sortant de son activité de régie et en participant, de manière minoritaire, au rachat du quotidien La Tribune“.
Arrêt sur images pose, finalement, la question essentielle : comment des ‘journalistes’, basés à Tunis, se débrouillent-ils pour fournir de l’information locale à des lecteurs du sud de la France ? La réponse est limpide : “les rédacteurs sont abonnés à toutes les newsletters institutionnelles : préfecture, mairie, communauté de communes. Une solution économique, même si les informations ne sont pas de toute première fraîcheur“.
Mais surtout, “on pompe tous les sites d’actu locaux“, avoue candidement un salarié. Les rédacteurs “puisent leurs infos dans l’ensemble des titres de presse quotidienne régionale”, (la Dépêche du midi pour Toulouse, le Progrès pour Lyon, Sud Ouest pour Bordeaux, les rédactions de 20 minutes de chacune de ces villes, mais aussi les médias radios et télévisés). Des sites similaires sont en projet sur les villes de Caen, Nice et Paris.
Le site I-PreSs publiait le mois dernier Le Low Cost, un coup bas pour le journalisme, une enquête sur les phénomènes de délocalisations dans le journalisme en général, et l’entreprise Journatic en particulier. La réalité rattrape la (science-)fiction. Ça fait très peur.
« Journatic, c’est le genre de respectable entreprise capable de remplir les pages locales de 300 titres de presse américains en faisant bosser depuis Manille une poignée de journalistes freelance philippins ».
Le pionnier d’une nouvelle presse low-cost qui réduit les salaires de ses employés – et la qualité de ses articles – pour prospérer. Pour mieux comprendre comment des pigistes philippins, ukrainiens, ghanéens ou russes alimentent le Chicago Tribune ou le Houston Chronicles en articles sur le dernier carambolage du coin.
Le maître-mot de Journatic pour être moins cher que les autres, c’est la rationalisation des coûts. Brian Timpone, le jeune quadragénaire sympathique qui dirige l’entreprise susurre ce mot doux à l’oreille des journaux américains depuis 2009. Beaucoup ont déjà succombé aux charmes de la formule all inclusive de Journatic: informatiser la collecte d’infos et sous-traiter la rédaction des articles dans des pays à bas salaires.
Il faut briser tout de suite le fantasme, Journatic n’a pas (encore) créé de logiciel assez performant pour écrire seul un article de A à Z.
L’entreprise emploie tout de même 150 personnes dans le monde entier, dont une cinquantaine sur le sol américain. Cette escouade est chargée de cartographier l’information des villes couvertes par les clients de la boîte. Elle répertorie sur le terrain et sur la toile tous les contacts qui pourraient faire remonter l’information : bars, clubs de sport, agences immobilières, institutions publiques. »
Des robots-journalistes ?
« Une fois entrées dans la base de données, les infos de ces contacts sont traitées par un logiciel. Sommet du raffinement, il peut les classer, les recouper et les agréger dans 700 modèles d’articles préconçus. Ces squelettes sont alors envoyés par mail aux journalistes disséminés sur la planète, qui empochent entre 2 et 6 $ pour un article simple et jusqu’à 12 $ pour un article nécessitant un appel téléphonique.
Une fois rédigés, les textes sont renvoyés aux correcteurs américains. […] Sur ce modèle, Brian Timpone est parvenu à séduire 300 journaux dans tout le pays. Journatic produit […] plus de 5.000 articles chaque semaine. […] »
L’un des rédacteurs en chef de Journatic, Mike Fourcher, a démissionné en juillet 2012. Il s’explique : « Le modèle de l’entreprise défaille quand il tente de traiter les informations locales comme s’il s’agissait de traiter des données. Inévitablement, quand vous devez répartir le travail d’une équipe de plus en plus éloignée, vous brisez les traditionnelles relations de confiance qui existent entre les reporters et les secrétaires de rédaction, jusqu’à ce qu’ils soient implicitement découragés d’accomplir un travail de haute qualité, et cela dans un souci d’efficacité, pour augmenter ce que vous produisez et faire plus d’argent. (…)
De plus, toutes les décisions sont prises par les fondateurs, sans même consulter les cadres et les anciens de l’entreprise, qui représentent pourtant à eux seuls presque 100 ans d’expérience dans le journalisme. »
Brian Timpone, patron de Journatic, nie en bloc. Et son initiative fait des petits… « Narrative Science a créé un logiciel capable de produire tout seul des articles de sport et de finance en deux minutes, et le groupe Gatehouse Media se lance aussi dans la « production assistée par ordinateur ». »
Le Monde et I-PreSs via l’excellent blog Au Bout de la Route