Avec moins d’un salarié sur quatre dans l’Hexagone, et plus des deux tiers des clients – donc de leur chiffre d’affaires – hors du territoire national, des actionnaires largement venus d’ailleurs.
Par Patrick Arnoux
Les thèmes de satisfaction sont suffisamment rares pour qu’on ne les boude point. Le club des 40 big caps tricolore joue les premiers rôles au niveau mondial.
Ce n’est certes pas la conjoncture de leur pays d’origine, ni même de leur continent, qui justifie ces performances de niveau planétaire.
Loin de là. La consommation tristement flageolante les contraint à trouver ailleurs le moteur de leur croissance…
Elles le font avec vigueur et talent à en juger par les performances récemment enregistrées. Conquête de nouveaux marchés en Asie, investissements au Brésil comme aux Etats-Unis, ces “mutants” aux couleurs de plus en plus internationales – clients, salariés, actionnaires – réussissent ces stratégies grâce à un management tricolore aux spécificités identifiées – souple et réactif dans l’exécution, centralisé dans la décision mais délocalisé dans l’implantation – qui en fait des champions sur-représentés dans de nombreux rankings saluant la croissance, l’importance de l’activité, l’innovation, etc.
Ils sont 40. Ces membres du club fermé du CAC 40, champions mondiaux portant les couleurs françaises qui – contraste avec les performances de notre économie – cochent aux toutes premières cases des grands rankings des groupes les plus puissants de la planète dans Forbes, Fortune et Business Week.
Première surprise : ils sont de moins en moins français – jusqu’à l’être très peu -, avec moins d’un salarié sur quatre dans l’Hexagone, et plus des deux tiers des clients – donc de leur chiffre d’affaires – hors du territoire national, des actionnaires largement venus d’ailleurs…
Bref, sur toutes leurs frontières, ces groupes démontrent que leur vitalité vient du grand large, l’international qui, dans une Europe aux marchés atones, est le moteur de leur croissance. Si la France est rarement saluée comme la nation la plus compétitive – sa macro-économie accuse une situation désolante -, en revanche ses plus grandes entreprises en font le premier pays européen des classements internationaux les plus réputés.
Des performances exceptionnelles
Seconde surprise : des performances époustouflantes. De 2009 à 2011, la croissance des entreprises du CAC 40 a résulté pour plus de 85 % de l’augmentation de leur chiffre d’affaires à l’étranger.
Ce qui leur a permis de réaliser quelques performances financières : ainsi, depuis 2006, le cash-flow des entreprises du CAC 40 a progressé de 22 %, leurs marges opérationnelles de 13 % et les résultats nets de 10 %. Simultanément, de 2006 à 2011, les salaires de l’ensemble des entreprises du CAC 40 ont augmenté de 13 %, les effectifs de 10 % pour une croissance de 25 % de la masse salariale.
Certes le centre de gravité des recrutements se cale sur l’activité et sur les investissements. BNP Paribas a connu une augmentation de 70 % de son chiffre d’affaires hors France sur la période 2008/2011. Cette année-là, l’établissement financier a recruté 27 600 collaborateurs dont 3 400 en France. Danone a réussi une progression de 32 % à l’international et actuellement, le groupe réalise un chiffre d’affaires équivalent en Russie et en France, où travaillent seulement 8,7 % de ses 101 900 salariés.
Les recrutements – comme les acquisitions – se font évidemment majoritairement à l’étranger.
Ainsi, en 2011, Renault a-t-il embauché 9 246 personnes, dont 1 217 en France. Et Schneider Electric, dont le PDG Jean-Paul Tricoire s’est installé cette année au plus près des marchés à conquérir, à Shanghaï, a 13 % de ses effectifs dans l’Hexagone.
Les conquêtes du grand large
C’est toujours principalement dans les pays asiatiques que les premiers groupes tricolores vont chercher la croissance. Leur activité est ainsi passée dans cette zone de 10 à 26 % de 2010 à 2011. Surtout les groupes dédiés aux services (banques et assurances)qui y ont connu une hausse de 101 % tandis que dans le même temps, ce secteur, comme celui des biens de consommation, affichait une croissance négative dans l’Hexagone (respectivement -1 et -2 %).
L’international moteur de croissance ? Il a en tout cas permis à certains groupes français – Safran, BNP Paribas, LVMH, Danone – de mettre un turbo dans leur activité. La progression de leur chiffre d’affaires hors Hexagone dépassant les 30 % de 2008 à 2011. Des groupes comme Michelin, Renault, Total et Schneider Electric ont également sérieusement poussé les feux avec une évolution hors Hexagone 2010/2011 dépassant les 15 %. D’ailleurs le quart des groupes de ce club des 40 réalise actuellement plus de 90 % de leur CA à l’international (ST Microelectronics, Technip, Vallourec, Arcelor-Mittal, Alcatel-Lucent, Sanofi-Aventis, Schneider Electric, EADS, Michelin et Pernod Ricard). Le marché français n’est plus qu’un confetti pour ces mastodontes.
Vous avez dit CAC 40 ?
En ce dernier jour de 1987, après le krach, est créé par la Compagnie des agents de change (CAC) un indice fédérant les 40 plus belles valeurs – 1000. Avec deux critères : la capitalisation et la liquidité. Celles pour lesquelles les transactions sont les plus nombreuses. Record : + 54 % la première année. Le boom des valeurs technologiques le feront culminer à son plus haut historique le 4 décembre 2000 : 6 494 points avant que ne se dégonfle la bulle Internet. Il faudra attendre 2007 pour retrouver un niveau comparable. Mais la déflagration des “subprimes” a provoqué un recul historique – 2 534 en mars 2009, puis 4 000 au printemps 2011 et 3 700 actuellement. La composition sectorielle de l’indice reflète d’une certaine façon l’évolution de l’économie : l’importance des banques a fondu, elles sont passées de 16,7 %, de l’indice en 2007, à 8,8 cette année. La secteur santé a doublé dans le même temps, passant de 7,7 à 15,6 tandis que les high-tech régressaient de 7,5 à 4 %.
Vitrine planétaire
Pour un ambassadeur du “made in France”, figurer parmi ces fleurons choisis qui forgent l’identité économique de la France, reflètent son dynamisme et donnent son image à l’international, offre bien des avantages. “C’est particulièrement important, pas seulement pour la qualité de la marque employeur, pour attirer les meilleurs talents, mais également du côté des investisseurs. Cela offre toute une série d’avantages pour la visibilité, la notoriété…”, observe Nicolas Mottis, professeur en finance à l’Essec. “Une formidable vitrine, visible dans le monde entier donc susceptible de drainer les capitaux d’investisseurs de toute la planète”, renchérit Alain Chevalier, son collègue d’ESCP Europe.
Côté image, c’est l’autre dimension, celle des conquérants du grand large dont la vitalité anime tous les indicateurs traditionnels. Pas uniquement d’ailleurs dans les pays émergents à la généreuse croissance – les fameux Brics -, “mais aussi sur des marchés matures comme l’Australie ou même les Etats-Unis”, remarque Jimmy Benaudis, associé Ernst&Young qui réalise une étude sur l’internationalisation du CAC 40 et observe “une véritable sur-représentation de ces grands groupes français dans les plus importantes entreprises mondiales recensées par exemple dans le Fortune 500”.
Management “à la française”
Sur la durée, ces succès induits par l’agilité à aller chercher la croissance sur des marchés lointains, inconnus et risqués obligent à s’interroger sur les qualités des conquérants, leur management, leur organisation.
Car si dans ce maëlstrom d’internationalisation quelque chose a bien résisté pour demeurer français pur sucre, c’est bien le comité de direction, le centre de décision, le patron. La thèse d’un management spécifique, à la française, est donc bien séduisante. Validée par quelques experts.
“Sur certains aspects ces groupes français se développent plus vite, sans doute grâce à un management spécifique, plus serré, se caractérisant par une certaine centralisation des décisions, permettant une plus grande réactivité pour s’adapter, et en ceci différent du modèle de management anglo-saxon”, remarque Jimmy Benaudis. Tandis que Nicolas Mottis passe au crible les instances de direction du CAC 40 : “Leurs managers ont pour la plupart fait de grandes carrières à l’international. Leur point fort : un management flexible qui s’adapte facilement en raison de sa capacité de réactivité par rapport au management américain sans doute plus formaliste et contraignant…”
Tous les ans, Alban Eysette du cabinet Ricol-Lasteyrie passe au crible les évolutions de ces 40 groupes et en tire certaines leçons. Il note, parmi les clés de compréhension : “Une organisation à décentralisation poussée, sauf les centres de décision, une internationalisation des conseils d’administration, surtout cette capacité d’adaptation à la crise grâce à un management plus réactif, donc plus efficace que celui de la culture anglo-saxonne. Récemment encore, ils ont démontré leur capacité à redresser leurs structures financières… notamment en travaillant sur la structure de leur portefeuille d’activités, souvent en se recentrant sur leur core business.”
Rançon de ce talent, en 2012, les actionnaires ont reçu sous forme de dividendes ou de rachat d’action un peu plus de 40 milliards d’euros. Soit la moitié des bénéfices. Et cette année, la valeur de ces 40 groupes a progressé de 17%. Comme tous les ans, les impôts payés alimenteront la vaine polémique en raison de l’optimisation fiscale : les charges des investissements de par le monde se déduisent des profits réalisés en France.
Ancrage culturel
Avoir des champions très performants… et peu de moyens pour les entretenir suscite des appétits de la part de fonds de tous pays, hollandais, américains ou qataris.
Fin 2008, selon une étude Banque de France, 39 % de la capitalisation boursière des sociétés du CAC 40 étaient détenus par des actionnaires ne résidant pas sur le territoire français. Le Qatar ne s’y trompe pas : il est présent de façon non négligeable dans 5 de ces 40 fleurons.
Après Veolia Environnement, Vinci, Lagardère, il a choisi LVMH et Total tout en lorgnant sur EADS.
Aujourd’hui, sur les 20 institutionnels – les plus importants actionnaires -, on dénombre 6 français et 8 américains. Faute de puissants fonds d’investissements tricolores, il faut bien trouver les moyens pour que ce “mercato” des cash flow ne nous dépouille pas des fleurons les plus vitaux, des centres de décision cruciaux, des implantations de sièges sociaux. Faute de quoi, les centres de décision pourraient prendre le large et Pepsico transformer Danone en une de ses filiales, comme la menace a plané il y a quelques années. Garder la maîtrise du pilotage de ces ensembles est essentiel : l’ancrage culturel demeure un enjeu majeur. Si les dirigeants sont ailleurs, ils auront une vision, une mentalité et une culture différentes.
Accor, Air Liquide, Alstom, ArcelorMittal, AXA, BNP Paribas, Bouygues Capgemini, Carrefour, Crédit Agricole, EADS, EDF, Essilor, France Télécom, Gemalto GDF Suez, Groupe Danone L’Oréal, Lafarge, Legrand, LVMH, Michelin, Pernod Ricard, PPR, Publicis, Renault, Safran, Saint-Gobain, Sanofi, Schneider Electric, Société Générale, Solvay STMicroelectronics, Technip, Total, Unibail-Rodamco, Vallourec, Veolia Environnement, Vinci, Vivendi
Les sortants depuis 2005 :
Alcatel-Lucent, PSA Peugeot Citroën, Suez Environnement, Natixis, Dexia, Lagardère, Air France Klm, AGF, Thomson, Publicis, Thales, TF1, Casino, Sodhexo.
Les entrants :
Essilor, Gaz de France, EDF, Alstom, Vallourec, Unibail-Rodamco, Air France-KLM, Technip, Publicis, Safran, Legrand, Solvay, Gemalto.
Chiffre d’affaires global : 1 324 Mds €
Résultat net : 73,8 Mds €
Marge nette : 5, 6%
Dividendes distribués : 37,4 Mds €
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Management à la française
Le marché français n’est plus qu’un confetti pour la majorité des entreprises du CAC 40. Faut-il s’en féliciter ou s’en plaindre ? C’est la preuve d’une vision, d’un savoir-faire et d’une mondialisation réussie ; d’une capacité à fabriquer de grands champions internationaux, à appliquer avec succès les règles du “glocal” – think global, act local -, et dans une certaine mesure la preuve de l’efficacité et de la spécificité d’un certain management à la française. Un terme qui pour autant n’est pas considéré comme l’apanage de notre culture professionnelle.
C’est également et malheureusement le signe que la croissance et l’emploi ne se trouvent plus en France, du moins pour les grandes entreprises. Et le rappel, si besoin est, que c’est alors dans les petites et moyennes entreprises que l’économie française trouvera son salut en la matière.
A bon entendeur
Par Henri Nijdam