Les déclinistes du monde entier répètent à qui veut l’entendre que l’Union européenne est condamnée à cause de sa faiblesse structurelle et de la crise économique. Mais dans bien des domaines, l’UE tient son rang face à des puissances mondiales comme la Chine ou les États-Unis, selon Mark Leonard et Hans Kundnani.
Non. Ces temps-ci, certains parlent de l’Europe comme si peu à peu, elle avait perdu sa raison d’être. Étant donné sa croissance anémique, une crise de l’euro qui s’éternise et la complexité de la prise de décision, il ne fait aucun doute que l’Europe est actuellement une cible facile.
Par ailleurs, face à l’ascension stupéfiante de pays comme le Brésil et la Chine ces dernières années, nombreux sont ceux qui pensent que le Vieux Continent va finir dans les poubelles de l’histoire. Pourtant, les théoriciens du déclin feraient bien de se rappeler quelques données irréductibles.
Non seulement l’Union européenne reste la plus grande économie mondiale, mais elle dispose aussi du second budget de défense mondial derrière les États-Unis, avec plus de 66.000 militaires déployés dans le monde ainsi qu’environ 57.000 diplomates (l’Inde en a plus ou moins 600). Le PIB de l’UE par habitant en termes de pouvoir d’achat demeure presque quatre fois celui de la Chine, trois fois celui du Brésil et presque neuf fois celui de l’Inde. Si c’est ce qu’ils appellent déclin, cela vaut toujours mieux que de vivre dans une puissance montante.
La puissance, bien sûr, ne dépend pas uniquement des ressources, mais aussi de la capacité à les transformer pour obtenir des résultats. Là aussi, l’Europe s’en sort bien : en effet, à part les États-Unis, aucune puissance n’a eu tant d’impact sur le monde au cours des 20 dernières années.
Depuis la fin de la Guerre froide, l’UE s’est étendue pacifiquement pour intégrer 15 nouveaux États membres et elle a changé la donne sur son territoire grâce au recul des conflits ethniques, à la diffusion de l’État de droit et au développement économique de la Baltique aux Balkans. Il vaut la peine de comparer ces résultats avec ceux de la Chine, dont l’ascension engendre craintes et résistances dans toute l’Asie.
Certes, l’UE est aujourd’hui confrontée à une crise existentielle. Toutefois, malgré ces difficultés, elle contribue plus que toute autre puissance à résoudre à la fois des conflits régionaux et des problèmes internationaux. Lorsque les révolutions arabes ont éclaté en 2011, l’UE – supposée en pleine faillite – a promis d’allouer davantage de fonds au développement de la démocratie en Egypte et en Tunisie que les États-Unis.
Quand le dictateur libyen Mouammar Kadhafi était sur le point de se rendre coupable d’un massacre à Benghazi en mars 2011, c’est la France et la Grande-Bretagne qui ont pris l’initiative de s’y opposer. Cette année, la France a réagi pour empêcher que des djihadistes et des trafiquants de drogue prennent le contrôle du sud du Mali. Les Européens n’ont peut-être pas pris suffisamment de mesures pour mettre fin au conflit syrien, mais ils se sont impliqués autant que les autres régions dans cette tragique histoire.
D’une certaine manière, il est vrai que l’Europe est confrontée à un déclin inexorable. Pendant quatre siècles, ce continent dominait les rapports de force dans le cadre des relations internationales. Il était inévitable – et même désirable – que d’autres acteurs comblent peu à peu ce fossé en termes de richesses et de pouvoir. Depuis la Seconde Guerre mondiale, ce rattrapage progressif s’est accéléré.
Les Européens conservent toutefois un avantage : grâce à leur interdépendance économique avec les nouvelles puissances, dont les pays asiatiques, ils ont continué à faire croître leur PIB et à améliorer leur qualité de vie. En d’autres termes, l’Europe vit un déclin relatif mais pas absolu – comme les États-Unis, mais contrairement à la Russie, à l’extrême orient du continent.
“La zone euro, cause économique perdue”
Ce n’est pas le cas de tous les pays. Nombreux sont ceux qui décrivent la zone euro, soit les 17 pays qui utilisent la monnaie unique, comme un désastre économique. Dans l’ensemble, toutefois, sa dette est inférieure et son économie plus concurrentielle que de nombreuses autres régions du monde.
Le Fond Monétaire International (FMI) prévoit par exemple qu’en 2013, le déficit public pour l’ensemble de la zone euro atteindra 2,6 % du PIB, soit environ un tiers de celui des États-Unis. L’endettement brut des administrations publiques en pourcentage du PIB est similaire à celui des États-Unis et largement inférieur à celui du Japon. La zone euro représente 15,6 % des exportations mondiales, un chiffre bien supérieur aux 8,3 % des États-Unis et aux 4,6 % du Japon.
La véritable différence entre la zone euro et les États-Unis ou le Japon est due au fait que la région accuse des déséquilibres internes sans être un État, et au fait qu’elle ait une monnaie unique sans avoir de ministère des Finances commun. Pour cette raison, les marchés financiers tiennent compte des pires chiffres pour chacun des pays – la Grèce ou l’Italie par exemple – plutôt que d’agrégats. La crise de l’euro est avant tout un problème politique et non pas économique.
“Les Européens viennent de Vénus”
Pas du tout ! En 2002, l’historien américain Robert Kagan écrivait une formule devenue célèbre : “les Américains viennent de Mars et les Européens de Vénus”. En 2010, Robert Gates, qui était alors secrétaire américain à la Défense, a mis en garde contre la “démilitarisation” de l’Europe.
Pourtant, non seulement les armées européennes sont parmi les plus puissantes, mais ces déclarations négligent aussi l’un des plus grands accomplissements de la civilisation humaine : un continent où se sont déroulés les conflits les plus destructeurs de l’histoire s’est désormais mis d’accord pour renoncer à la guerre sur son territoire.
Par ailleurs, il existe au sein de l’Europe des positions considérablement hétérogènes quant à l’usage modéré ou excessif de la force militaire. Les pays bellicistes comme la Pologne et la Grande-Bretagne sont plus proches des États-Unis que de l’Allemagne pacifiste. Et contrairement aux puissances montantes comme la Chine, qui revendiquent le principe de non-ingérence, les Européens n’excluent pas de recourir à la force pour intervenir à l’étranger.
Demandez donc aux habitants de la ville malienne de Gao, occupée pendant presqu’un an par des islamistes intégristes jusqu’à ce que les troupes françaises les chassent, s’ils voient les Européens comme de timides pacifistes.
Dans le même temps, les États-Unis se retirent peu à peu des fronts afghans et irakiens pour plutôt “fortifier leur propre nation” [selon l’expression de Barack Obama], ce qui donne au pays des airs de plus en plus vénusiens.
Selon Transatlantic Trends, un sondage mené régulièrement par le German Marshall Fund – une institution américaine de politique publique –, seuls 49 % des Américains estiment que l’intervention en Libye était une décision pertinente, contre 48 % d’Européens. Quasiment autant d’Américains (68 %) que d’Européens (75 %) souhaitent maintenant un retrait des troupes d’Afghanistan.
Nombreux sont les Américains critiques vis-à-vis de l’Europe qui lui reprochent son budget militaire réduit. En réalité, les Européens représentaient à eux tous en 2011 environ 20 % des dépenses militaires mondiales, contre 8 % pour la Chine, 4 % pour la Russie et moins de 3 % pour l’Inde, selon l’Institut international de recherches pour la paix de Stockholm (SIPRI).