Nous avons rencontré l’écrivain turc Nedim Gürsel qui analyse les raisons de la révolte de la jeunesse à Istanbul mais aussi, selon ses informations, “dans une cinquantaine de villes”. Le romancier, lauréat du prix Méditerranée 2013 avec “l’Ange rouge” (Seuil), voit dans le mouvement ” un grand tournant pour Erdogan et l’AKP”.
Rédigé par Martine GOZLAN
Que se passe-t-il brusquement en Turquie?
NEDIM GÜRSEL
Tout a commencé avec un mouvement de protestation contre l’aménagement de la place Taksim, la destruction d’un parc où la municipalité veut installer un complexe commercial. Mais, très vite, ce mouvement a pris beaucoup d’ampleur. 80% des manifestants sont des jeunes, notamment des lycéens, d’ailleurs appuyés par le reste de la population.
C’est une réaction qui va beaucoup plus loin que la défense de l’écologie , c’est très profond. Il se déroule en ce moment des manifestations dans une cinquantaine de villes en Turquie, pas seulement les grandes villes. C’est donc un mouvement national qui s’explique par la dérive autoritaire d’un pouvoir qui veut imposer le mode de vie islamiste.
Dernier exemple en date: la limitation de la vente des boissons alcoolisées. Le Premier ministre Erdogan a osé dire: ” Allez boire chez vous!” Mais moi, je veux aller siroter mon raki sur le bord du Bosphore! Et le pouvoir veut me renvoyer chez moi pour que je boive en cachette comme si c’était honteux dans l’espace public!
C’est insupportable mais tout aussi insupportable est le problème des médias turcs, des chaines de télévision où les journalistes font l’éloge du Premier ministre du matin au soir,
comme si le contrôle des medias avait éradiqué toute velléité d’esprit critique.
C’est une fronde générale?
NEDIM GÜRSEL
Erdogan répète sans cesse qu’il veut une jeunesse conservatrice, respectueuse des valeurs conservatrices. C’est ce processus qui déclenche la réaction de toute la population. J’y vois un grand tournant, le début du déclin d’Erdogan dont l’omniprésence et l’omniscience sont devenues insupportables.
Aujourd’hui encore, il n’entend rien, il veut continuer sur le projet de destruction du parc Gezi. Il se contente de dire que la police a exagéré en utilisant les gaz. Mais les images et les témoignages sont là: c’était affreux. La police a agi avec une extrême violence contre des jeunes, pacifiques, qui n’étaient pas des casseurs. J’espère que le ministre de l’Intérieur va présenter sa démission…
En réalité, cette révolte, c’est une voix montée d’en bas. C’est la première fois depuis 2002 ( date de l’arrivée au pouvoir de l’AKP) qu’on assiste à un mouvement d’opposition jailli de la base.
A-t-il une chance de durer?
NEDIM GÜRSEL
D’abord, il dure depuis plusieurs jours. Ensuite, il s’étend.
Le pouvoir doit revenir sur ce discours arrogant – je répète le mot arrogant à dessein parce que c’est une des clés de la colère- qui consiste à imposer un mode de vie à toute la population.
Et cela se traduit aussi par ce projet de centre commercial à la place du parc Gezi. Istanbul n’est pas Dubaï! Aussi paradoxal que cela paraisse, ce gouvernement qui se dit irréprochable lance des projets uniquement pour la rente.
Erdogan pratique un ultra-capitalisme accompagné d’une mégalomanie qui ne tolère aucune critique.
C’est tout cela qui me donnerait envie à moi aussi d’aller manifester si je me trouvais à Istanbul. Même mes amis, des intellectuels libéraux, en ont assez. Assez de ce discours de conquête. Et je constate qu’en Europe, il commence à se produire une prise de conscience: Erdogan a beaucoup perdu de sa crédibilité…