[extraits choisis] L’incroyable virulence d’une frange significative des partisans du multiculturalisme et leur fanatisme idéologique en dit beaucoup sur la singularité de la doctrine à laquelle ils adhèrent.
Les idéologues du multiculturalisme ont l’insulte facile et diabolisent aisément ceux qui ne partagent pas leur vision du progrès. Convaincus de porter une cause absolument juste, ils n’hésitent pas à jouer du «qui n’est pas avec nous est contre nous» et à transformer la politique en croisade qui doit conduire à la défaite complète de leurs adversaires.
Leur fanatisme est d’autant plus dangereux qu’il prétend s’avancer sous l’étendard de la vertu.
(…) Le multiculturalisme repose sur une révélation, ou si on préfère, sur une vérité révélée : l’heure serait venue, dans les sociétés occidentales, de «l’ouverture à l’autre» s’accompagnant de la reconnaissance du «droit à la différence».
Étrange slogan qui en est venu à dominer la politique contemporaine et qui ne tolère pas la discussion ou l’examen tant il se présente comme la plus évidente de toute les évidences.
Cette révélation devrait changer intérieurement les êtres qui ont illuminés par elle (ils devraient désormais «accueillir la différence») et changer les sociétés qui devraient se transformer profondément en poussant le plus loin la «valorisation de la diversité».
Mais qui est «l’autre» ? Qu’est-ce qui se cache derrière cette «ouverture à l’autre», ce slogan qu’il suffit trop souvent de répéter pour se donner l’impression de réfléchir tout en s’installant bien confortablement dans le camp du bien ?
Cette révélation apparait dans la deuxième moitié des années 1960, quand la civilisation occidentale commence à développer une profonde crise de confiance (…). Elle clive profondément l’histoire entre un «avant» et un «après». Avant elle, les sociétés occidentales auraient été caractérisées par la discrimination, la xénophobie, le racisme et plus largement, par l’intolérance.
La révélation multiculturaliste permet de prendre conscience de cette histoire coupable, elle balise le chemin d’une indispensable repentance, engendrant la fameuse honte de soi des sociétés occidentales, et d’une transformation sociale sans précédent au nom du «droit à la différence» (…)
Cette révélation distingue ceux qui ont été illuminés par elle et ceux qui sont encore dans les ténèbres. On travaillera alors à les convertir (d’où l’importance de «l’éducation à la diversité») ou à les combattre (il s’agit alors de les stigmatiser socialement).
C’est ainsi que la grande alternative politico-idéologique que le multiculturalisme propose a une portée religieuse.
Nous devrions passer d’une vision de l’être humain à une autre, et le multiculturalisme n’est pas étranger à la mystique de l’homme nouveau, que l’on définira comme l’homme sans préjugés, délivré de toute appartenance historico-culturelle particulière, et prêt à s’ouvrir à toutes les différences, quelles qu’elles soient.
Il s’agit alors de se délivrer du mal, que l’on nommera désormais «intolérance», terme vaste et imprécis et couvrant un territoire de plus en plus vaste, comme en témoigne la multiplication des «phobies», mais servant généralement à désigner toute opposition au multiculturalisme.
Le multiculturalisme agira à la manière d’une utopie expiatoire. C’est parce qu’il aurait beaucoup péché historiquement que l’Occident devrait se repentir et réécrire son histoire en en renversant les termes.(…)
L’Occident ne doit plus assumer son histoire, avec ses grandeurs et ses misères, mais s’en extraire, pour repartir à neuf, en faisant table rase du passé, en rompant peu à peu toutes les amarres avec lui.
C’est à partir du multiculturalisme et en son nom qu’il serait enfin possible de bâtir une société juste et ouverte à la pluralité des identités, se réclamant philosophiquement d’un paradoxal universalisme diversitaire. (…)
Mais qui est cet «autre» de «l’ouverture à l’autre»? (…)
«L’autre» , dans l’idéologie multiculturaliste est une catégorie quasi religieuse». L’autre, c’est le rédempteur, c’est l’exclu qui vient de «l’extérieur» de la conception traditionnelle de la civilisation occidentale, qui la force à se transformer, et qui permet de faire le procès de notre supposée fermeture à la «différence».
«L’autre», c’est celui qui n’a pas eu sa place dans l’histoire occidentale et qui aujourd’hui, la réclamerait. (…) Il s’agit, si on préfère ce terme, de «l’exclu». D’une certaine manière, l’exclu reprend la place qu’occupait la classe ouvrière dans la théologie marxiste.
«L’autre», révélerait par la revendication de son droit à la différence notre propre intolérance. Dans la mesure où «l’autre» nous forcerait à nous ouvrir, sa présence est bénie en soi.
(…) Et c’est justement dans la mesure où [ces “autres”] ne veulent pas faire de compromis qu’ils sont admirés et sacralisés. Parce qu’ils incarnent alors pleinement la «diversité» historiquement refoulée qui reprendrait ses droits.
De ce point de vue, les idéologues du multiculturalisme ne veulent de «l’autre» que dans la mesure où il joue le rôle qu’on attend de lui politiquement et philosophiquement.
On laisse ainsi souvent les radicaux prendre en otage la communauté dont ils se réclament, mais ce détail ne semble pas déranger outre-mesure les idéologues du multiculturalisme. (…)
Le multiculturalisme conduit ainsi à une société segmentée qui perçoit de moins en moins ce qu’elle a en commun, sinon une «culture des droits», qui se réduit finalement au culte de la diversité pour elle-même. (…)
Les idéologues du multiculturalisme ne pourfendent aucunement la logique du «nous» et du «eux» qu’ils croient avoir repéré dans l’histoire, et qu’ils prétendent vouloir déconstruire. (…) Ils la maintiennent plutôt mais en inversant les termes :
«nous» sommes toujours coupables. «Nous» ne sommes jamais assez ouverts. «Nous» faisons honte à ceux qui ne supportent plus de vivre dans une société ne s’ouvrant pas assez à «l’autre».
Le «nous» et le «eux» ainsi reformulés ne correspond plus à une distinction entre une communauté politique et une autre, mais entre une société occidentale toujours coupable et un exclu toujours dans ses droits.
On aura compris ici que le multiculturalisme ne fait pas affaire avec des sociétés réelles et complexes mais plaque plutôt sur elles un fantasme idéologique appelé à les recouvrir, et qui développe une culture politique victimaire.
Comme toute religion politique, le multiculturalisme croit possible d’accomplir politiquement le paradis sur terre. Ce paradis, c’est celui de l’universelle communion des différences se reconnaissant les uns les autres dans un grand enrichissement de l’humanité.
Il s’agit du stade final et achevé de l’humanité qui culminera dans l’abolition des frontières culturelles et politiques. (…)
Lorsqu’il y a une tension entre deux groupes humains, le multiculturalisme laisse croire qu’il suffirait que ces groupes se comprennent pour démonter leurs différends.
Il ne vient jamais à l’idée des multiculturalistes qu’il est possible que plus ils se comprennent, moins ils voudront cohabiter, puisqu’ils feraient la découverte d’un désaccord profond.
Mais le fait est là : le réalisme n’a plus ses droits dans l’utopie de la grande réconciliation universelle.
L’excommunication multiculturaliste
La société parfaite ne tolère par ses contradicteurs, évidemment, et ceux qui se croient en possession de la vérité quant à la définition du progrès endurent bien mal l’idée qu’on puisse exprimer publiquement un désaccord avec eux. (…)
Car comment peut-on sérieusement s’opposer à l’idéal enfin révélé d’une société réconciliant parfaitement l’humanité dans sa diversité et son unité?
Si le multiculturalisme représente un progrès dans l’histoire humaine, comment peut-on s’y opposer sans témoigner de sombres pensées ou de troubles inclinaisons?
L’opposition au multiculturalisme s’expliquera alors par le dérèglement psychiatrique (par exemple, la «peur de la différence») ou par un dérèglement sociologique (par exemple une société en crise cherchant chez «l’autre» un bouc-émissaire à persécuter).
Il ne faut pas oublier non plus ceux qui seraient simplement de mauvais humains, animés comme on dit souvent, par la «haine de l’autre».
Dans tous les cas, la contradiction en profondeur du multiculturalisme est irrecevable.
Pourtant, des contradicteurs, il y en a et si on prend la peine de les écouter et de les lire, ils ne correspondent pas vraiment à cette caricature.
Il y a ceux qui craignent les dérives communautaristes d’une société féodalisée où le droit à la différence masque une fragmentation complète de la citoyenneté.
Il y a ceux qui craignent une humanité aseptisée où les pays perdent leur singularité sous la double pression d’un relativisme général et d’un individualisme radicalisé.
Il y a ceux qui craignent que l’égalité des droits ne soit compromise dans une société où les règles valables pour tous sont perpétuellement ajustées selon la pression des communautarismes qui parviennent à faire entendre leurs doléances dans l’espace public.
On pourrait en nommer d’autres, évidemment. Mais on ne les entendra pas : on invite plutôt à se méfier d’eux, en cherchant à mettre en lumière les sentiments haineux qui les animeraient.
Il n’est pas permis de remettre en question la révélation multiculturaliste et le dogme qui la consigne politiquement.
Ceux qui le feront seront considérés comme de dangereux personnages, animés par des sentiments et des émotions condamnables, dont la simple présence dans la cité et l’espace public témoignerait du fait qu’il resterait «beaucoup de chemin à faire» sur la voie de l’acceptation universelle des différences.
Les idéologues du multiculturalisme reconstituent ainsi un «nous» et un «eux» infiniment plus dangereux que celui naissant des frontières nationales et culturelles (…) : le «nous» et le «eux» des multiculturalistes distingue ceux qui auraient été illuminés par sa révélation et les autres.
C’est le «nous» du parti de l’inclusion, qui prétend avoir le monopole de l’humanité de l’ouverture, et le «eux» du parti de l’intolérance, ce qui donne au premier le droit d’exclure du débat public le second, en l’accusant d’œuvrer contre l’humanité.
Il s’agira d’exclure les douteurs hors de l’espace public à travers de sophistiquées et brutales méthodes d’excommunication. On les censurera implicitement ou explicitement ou alors, on ne parlera d’eux qu’en leur associant les pires étiquettes, comme s’il fallait régulièrement prévenir la population de la présence du démon de l’intolérance dans la cité, pour éviter qu’il ne les contamine. (…)
On accusera ainsi régulièrement de racisme ceux qui critiquent le multiculturalisme, ce qui peut même sembler relever de l’exorcisme, le vocabulaire utilisé pour en parler faisant régulièrement référence aux odeurs «nauséabondes» qu’ils dégageraient, comme s’ils puisaient dans les passions les plus basses et les plus honteuses du genre humain.
L’idéologie multiculturaliste suspectera particulièrement ceux qui entendent fonder l’identité nationale sur l’histoire. (…) L’histoire est dangereuse, parce qu’en cherchant à tisser un lien fructueux entre le passé et le présent, on chercherait à faire survivre dans la société multiculturelle des formes identitaires et des valeurs qui n’auraient pas été filtrés par la révélation diversitaire.
Dans la perspective multiculturaliste, la seule manière d’évoquer l’histoire consistera à la présenter comme un musée des horreurs, en racontent la lutte pour l’émancipation des différentes «minorités» exclues jusqu’à tout récemment du «nous».
Si le multiculturalisme tolère et valorise la diversité des styles de vie, il ne tolère pas la diversité des opinions politiques en ce qui a trait à ses principes fondamentaux.
S’il peut envisager qu’on applique avec des nuances distinctes son programme, il ne tolère pas qu’on examine et qu’on critique en elle-même la révélation sur laquelle il repose.
La démocratie cause problème, évidemment, dans la mesure où elle repose justement sur la valorisation de la pluralité des points de vue sur la chose commune. Mais surtout, la démocratie cause problème parce qu’elle repose sur la souveraineté populaire. Cette dernière ne masquerait-elle pas tout bonnement la «tyrannie de la majorité»? De ce point de vue, il faudrait s’en déprendre le plus complètement possible.
On favorisera donc le développement du gouvernement des juges à la manière d’un despotisme éclairé, gardien du consensus multiculturaliste.
Quant au peuple, il devra être rééduqué par de grandes campagnes de sensibilisation visant à développer chez lui un «nouveau rapport à la diversité».
Car on constate régulièrement, évidemment, que la majorité de la population exprime de profondes réserves envers une idéologie politique en train de devenir religion d’État.
Le multiculturalisme contre l’identité nationale
On comprend donc une chose : les idéologues du multiculturalisme ne veulent pas seulement approfondir et étendre le sens de l’hospitalité occidentale, mais ils veulent abolir l’idée de société d’accueil, à moins de réduire celle-ci à de simples règles de droit universellement valables et seulement bonnes à encadrer la libre expression de la diversité.
L’idée qu’une citoyenneté soit liée à un substrat historico-culturel leur est absolument intolérable.
Ils ne veulent pas seulement que l’intégration des nouveaux arrivants soit facilitée par des mesures conciliatrices : ils veulent inverser le devoir d’intégration en vidant la citoyenneté de sa charge historique pour mieux réduire la communauté politique à un ensemble de principes abstraits, généralement associés à la «philosophie des droits».
Ce que les idéologues du multiculturalisme rejettent, fondamentalement, c’est l’idée qu’un «nous» historique et culturellement consistant soit fondateur d’une communauté politique. Et que les nouveaux arrivants doivent en prendre le pli pour s’y intégrer.
La citoyenneté devrait plutôt se recomposer en s’extrayant de l’identité nationale – elle devrait, à plusieurs égards, se dénationaliser. C’est un programme sans fin, bien évidemment, qui ne tolère pas les compromis historiques et qui cherche toujours à pousser plus loin la valorisation de la «diversité».
Derrière l’idée d’une culture substantielle, les idéologues du multiculturalisme croient généralement repérer le racisme, comme si la seule alternative possible était entre une citoyenneté fondée sur les droits de l’homme et une citoyenneté fondée sur la race.
Ils oublient, ou feignent d’oublier, que le génie de la culture, c’est qu’elle est une réalité historique et sociologique. (…)
Un piège idéologique
Le multiculturalisme désire donc refonder l’État sur de nouvelles croyances collectives et contraindre la société à s’y convertir. Le multiculturalisme instaure un nouveau régime politique avec une religion d’État. De ce point de vue, nous sommes parfaitement en droit de parler du multiculturalisme de droit divin.
Nous sommes en droit de nous demander ce qui peut survivre de la démocratie dans une société où une foi conquérante transforme de plus en plus notre rapport à l’État.(…)
Évidemment, dans la société contemporaine, qui valorise la courtoisie et le dialogue, plusieurs sont piégés par leurs bons sentiments. Ils ne voient jamais les «demandes d’accommodement» que de manière individuelle, sans comprendre qu’elles ont souvent une signification politique.
Ils s’imaginent qu’il suffit de faire preuve d’un peu de bon «voisinage» ou de bonne foi pour résoudre les problèmes qu’elles pourraient soulever.
Il y en a d’autres qui se laissent tout simplement intimider par le politiquement correct qui met en place un dispositif inhibiteur. Ils sont conscients que leur bonne réputation médiatique ou professionnelle peut souffrir d’une dissidence trop affichée avec la nouvelle foi. Ils préfèrent donc se taire et afficher un cosmopolitisme sophistiqué de bon aloi qui est garant de bonne compagnie mondaine.
(…) L’idée qu’un pays ne se laisse pas exclusivement définir comme un espace juridique ou comme un espace administratif ne fait finalement scandale que chez ceux qui refusent l’idée même de pays, et qui n’ont plus une idée de la profondeur de chaque culture par lesquelles s’exprime la diversité humaine.
Si l’hospitalité est une valeur fondamentale, elle suppose quand même la reconnaissance des us et des coutumes de la société d’accueil. Sa culture ne saurait être qu’une culture parmi d’autres dans un grand bazar.(…)
Le multiculturalisme n’a aucunement le monopole de l’hospitalité, de l’ouverture, de l’universalité ou de la tolérance. Il en propose une vision déformée qui déstructure progressivement les conditions mêmes d’une vie en commun dans la cité.
Si on veut répondre au multiculturalisme, il faudra éviter de se contenter de réponses strictement gestionnaires et timorées. Et s’opposer clairement à la vision de la société et de l’expérience historique occidentale qu’il met en avant.
Il ne faudra pas, autrement dit, évoluer dans les catégories du multiculturalisme et il faudra s’affranchir de son imaginaire politique, devenu hégémonique au fil du dernier demi-siècle.
(…) Les critiques du multiculturalisme ne devront pas se définir de manière exclusivement critique. Cela suppose aussi qu’ils sachent la valeur de ce qu’ils défendent et qu’ils se reconnectent aux sources les plus fécondes de la tradition politique occidentale.
Cela implique de renouer avec une conception plus riche et plus nuancée de l’histoire de la civilisation occidentale (…)
Cela implique d’en revenir à l’État-nation, qui en est le fondement indispensable et qui associe intimement la citoyenneté démocratique et l’identité nationale.(…)
[NDLR : en raison de longueur et de la complexité de l’article, nous l’avons écourté pour les besoins de la publication. Les lecteurs intéressés auront avantage à consulter le texte original]
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Merci à Pierre pour le lien.