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Dans une lettre datant de 1899 le jeune Churchill avouait ses rêves de gloire militaire et son désespoir devant un monde qui allait désespérément vers la paix universelle. Churchill, comme la plupart de ses contemporains, était alors persuadé que la « mondialisation » de la fin du XIXe siècle allait entraîner la paix par la prospérité et l’interdépendance des économies. La guerre entre nations européennes paraissait alors comme une « grande illusion » pour reprendre le titre du livre de Norman Angell-Lane paru en 1910.

Par Michel Goya

En réalité, cette première mondialisation avait surtout exacerbé les sentiments nationaux et engendré de nouvelles ambitions chez les nations qui en avaient profité.
On est passé en quelques années d’un sentiment de paix généralisée aux deux conflits mondiaux. La grande illusion n’était pas celle que l’on croyait.
La fin de la guerre froide et les bienfaits de la mondialisation démocratique et libérale ont suscité des espoirs similaires de fin de la guerre.
Les faits ont semblé leur donner raison puisqu’après avoir régulièrement augmenté depuis 1945, le nombre de conflits diminue depuis 1991. Les statistiques du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) confirment un rapport de l’Human Security Center montrant en 2005 qu’il y avait alors presque deux fois moins de conflits qu’à la fin de la guerre froide. Le phénomène qualitatif majeur de cette évolution concerne l’extrême raréfaction des conflits interétatiques concluant ainsi une tendance observée depuis la fin des années 1970. La première décennie du XXIe siècle, n’a connu que trois conflits de ce type, soit seulement environ 10 % du total, phénomène d’autant plus spectaculaire qu’il n’y a jamais eu autant d’Etats dans le monde.
Le monde est cependant encore assez loin de la paix perpétuelle annoncée par Emmanuel Kant ou de la fin de l’Histoire. Si le nombre des guerres a diminué sur l’ensemble du monde, elles ont eu aussi tendance à se concentrer sur quelques régions : Balkans, Caucase, Afghanistan et surtout Afrique subsaharienne où se concentrent la très grande majorité des victimes. Quatre conflits intérieurs africains (Angola, Soudan, Rwanda et surtout Congo) ont ainsi fait chacun plus d’un million de victimes jusqu’au début des années 2000. Surtout,
à côté de ces quelques affrontements géants, on a vu se multiplier un peu partout des « poches de colère » dans toutes les fissures des sociétés.
Si les guerres interétatiques, souvent associées à l’idée même de guerre, ont presque disparu, nous assistons peut-être à une nouvelle forme de guerre mondiale, une « guerre mondiale fragmentée » où de multiples petits acteurs armés s’opposent aux Etats et créent une situation de désordre prolongé.
Revenons en arrière. Dans les années 1950, l’économiste Gaston Imbert a décrit les corrélations qui pouvaient être établies en Europe entre les cycles économiques et les guerres depuis les débuts de la Révolution industrielle. Selon lui,
les périodes de croissance ont tendance à susciter des conflits entre les nations alors que les périodes de récession ont plutôt tendance à susciter des conflits dans les nations.
Dans le premier cas, les nations dépassent les problèmes intérieurs pour développer des ambitions extérieures que les ressources budgétaires permettent de satisfaire. Les « faucons » prennent le pas sur les « colombes » et les militaires sur les policiers. Dans le deuxième cas, la situation est inverse.
Lorsque Churchill écrit sa lettre, l’Europe pacifiste et contestataire est au bout d’un cycle de récession. Quelques années seulement plus tard, le nationalisme s’est développé en parallèle de la croissance et la guerre mondiale a éclaté. Le« doux commerce » évoqué par Montesquieu n’a pas réduit la possibilité de la guerre mais l’a au contraire augmentée. La loi d’Imbert a été mise en défaut pendant la crise des années 1930-40 par l’apparition des régimes totalitaires militarisés puis par l’arme nucléaire dont le caractère extraordinaire a profondément modifié les relations internationales.
Avec la fin de la guerre froide et la nouvelle unification libérale du monde, ces idées ont cependant retrouvé une certaine actualité.
Les Etats qui ont bénéficié de ressources budgétaires importantes du fait d’une forte croissance et d’une bonne gouvernance ont rapidement développé leurs outils de défense de façon plus que proportionnelle à leur taux de croissance économique et développé des ambitions parallèles. En 1990, les Etats-Unis étaient réduits à mendier une aide internationale pour financer leur expédition dans le Golfe. Quinze ans plus tard, ils finançaient eux-mêmes deux guerres à 1 000 milliards de dollars.
Ceux qui n’en ont pas bénéficié, du fait d’une faible croissance comme en Europe ou de la captation de la richesse produite par différents acteurs, font face à des problèmes sévères d’endettement publics et ont, entre autres, souvent réduit leur périmètre régalien dont celui de la défense. Hormis une poignée d’entre eux, la plupart des Etats du monde se sont en réalité affaiblis avec la mondialisation. La crise financière de 2008 n’a fait qu’accentuer encore le phénomène en frappant même certains des anciens bénéficiaires.
Le résultat est que dans la majeure partie du monde, les Etats ne contrôlent plus qu’une partie de leur territoire, le reste, côté obscur de la mondialisation, est celui des oubliés du développement mais aussi souvent celui du particularisme et de la tradition.
Si, contrairement à la guerre froide, il est désormais possible de se rendre dans pratiquement n’importe quel pays, on ne peut que rarement s’y déplacer partout en toute sécurité tant les zones de non-droit se sont multipliées dans les banlieues, bidonvilles géants, ghettos ethniques, territoires occupés ou zones tribales.
Si la guerre est presque nulle part, l’insécurité est désormais un peu partout.
De nouvelles organisations sont apparues, certaines relevant tout à la fois des bandes criminelles, des mafias ou des groupes de mercenaires alors que d’autres sont des groupes politiques avec un caractère religieux de plus en plus marqué. Certaines de ces structures ont un enracinement très local (les organisations « telluriques » de Carl Schmitt) alors que d’autre ont une vocation plus internationalistes et fonctionnent en réseau. Malgré des logiques et des visions différentes, parfois conflictuelles, les frontières entre ces groupes sont souvent poreuses.
Ces groupes ne sont forts que parce que les Etats sont faibles. Alors que ces derniers voient leurs ressources comptées, les organisations armées bénéficient elles à plein de la mondialisation.
Alors que la contraction des budgets de défense, la fin de la guerre froide et la disparition du sponsor, soviétique, les difficultés budgétaires de pays comme la France, affaiblissait les armées de nombreux pays émergeants, la prolifération des armes légères profitait au contraire aux organisations rebelles et/ou criminelles. Si beaucoup d’armées africaines ont des véhicules ex-soviétiques en panne et n’ont plus de conseillers militaires français, les groupes armées de leurs côtés disposent de kalashnikovs qui, elles, fonctionnent bien et sont de plus en plus accessibles.
Les nouvelles technologies de l’information n’ont pas seulement permis la formation d’une offre artistique ou médiatique alternative aux grandes entreprises qui en avaient le monopole, elles se sont étendues également à l’organisation de réseaux d’action anti-étatiques comme l’essaim de bandes qui a embrasé les banlieues françaises en octobre 2005, la guérilla nationaliste sunnite en Irak de 2003 à 2007 ou les foules du « printemps arabe ». Les groupes non-étatiques gagnent en souplesse là où les Etats, sous prétexte de rationalisation, ont tendance à se rigidifier. Les Etats sont de plus en plus condamnés à ne faire que réagir à des évènements surprenants, chez eux ou ailleurs, avec des moyens de plus en plus réduits et rigides. Ajoutons enfin que le reflux des Etats crée souvent un vide social occupé par l’offre de ces groupes, plus proches des gens, souvent riches et surtout plus honnêtes. Les paysans pashtounes préfèrent ainsi faire appel à la justice talibane, dure mais rapide et gratuite, plutôt qu’à une administration corrompue.
Les groupes politiques se substituent ainsi progressivement aux Etats faibles pour former des proto-Etats comme le Hezbollah libanais, le Sadr-City mahdiste au nord de Bagdad ou le Pashtounistan taliban ou des réseaux s’incrustant dans plusieurs « pays porteurs » comme Al Qaïda au Pakistan, en Somalie, Libye, Yémen etc. poussant même des ramifications économiques jusqu’au Congo. D’autres groupes sont au contraire de purs prédateurs. L’Afrique est le continent le plus affecté par cette nouvelle génération de guérillas qui ne veulent pas forcément prendre le pouvoir, comme les mouvements rebelles de la génération précédente, ni même rallier la population. Ne pouvant plus recruter des volontaires, l’armée de libération du Seigneur s’est mise à enlever des milliers d’enfants en Ouganda pour en faire des soldats ou des esclaves. Pour pouvoir subsister ces groupes parasites sont désormais souvent associés à différents trafics comme celui des diamants ou celui des drogues.
Ces groupes  sont désormais suffisamment forts pour résister aux armées, y compris celles des puissances occidentales. Dans le grand Moyen-Orient, du Hezbollah au réseau Haqqani en passant par l’armée du Mahdi en Irak, ni les Etats-Unis renforcés de l’OTAN ni Israël n’ont réussi à vaincre définitivement une seule de ces organisations. Le seul succès est le retournement de la guérilla sunnite en Irak avec le mouvement du Réveil. Ces groupes sont aussi capables de faire imploser définitivement certains Etats faibles. C’est déjà le cas de la Somalie où chaque apparition d’un acteur centralisateur voit tous les seigneurs de guerre se liguer contre lui et l’éliminer. C’est un risque majeur au Congo ou vingt commandants rebelles se nourrissent déjà du chaos.
Ce n’est plus la force des Etats qui incite au conflit extérieur mais leur faiblesse même, qui suscite des contestations internes de plus en plus violentes.
D’horizontales, entre Etats nations, les guerres sont redevenues largement verticales entre forces imbriquées dans un même espace. La majorité des hommes qui y portent les armes (organisations armées, milices d’autodéfense, polices, sociétés militaires privées) sont désormais civils et ceux qui en subissent les effets sont également civils, à 90 %.
La guerre mondiale en cours est une guerre pour la survie des Etats contre les forces diverses et multiples qui les rongent de manière peu visible par en haut et, plus spectaculairement, par en bas, par toutes ces fissures qui sont apparues
dans toutes les fragilités qui seront étudiés cette journée et qui, si elles ne sont pas colmatées laissent passer les éruptions. A la question des rapports entre stratégies militaires et fragilités, la réponse est simple : elles sont désormais consubstantielles.

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