Alors que les négociations ont débuté entre Etats-Unis et Europe sur un accord de libre-échange, l’économiste Jean-Pierre Lehmann reste très prudent sur les chances d’aboutir et sur les opportunités pour la Suisse.
Quelques heures après la signature de l’accord de libre-échange entre Chine et Suisse, Européens et Américains viennent de se mettre à table pour discuter d’un accord du même type entre eux.
Plombé ces dernières semaines par les débats sur l’exception culturelle française, les enjeux des politiques agricoles américaines ou l’affaire Snowden, ces négociations auraient, selon l’économiste Jean-Pierre Lehmann, professeur à l’IMD Lausanne, très peu de chances d’aboutir à un accord ayant du sens.
Mais ces discussions bilatérales marquent surtout pour lui un nouveau constat d’échec et de renoncement à la voie des négociations multilatérales. Près de douze ans après la conférence interministérielle de Doha sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les négociations régionales ou de bloc à bloc semblent les seules à faire avancer la cause des échanges commerciaux.
Le Matin – Dans quel contexte s’inscrivent ces négociations entre Europe et Etats-Unis?
Jean-Pierre Lehmann – Il faut rappeler que depuis l’échec en 2003 de l’OMC à Cancun, le commerce international a vu fleurir nombre d’accords régionaux et bilatéraux. Ces derniers ont souvent mis aux prises des pays émergents entre eux, ou des pays émergents avec des pays industrialisés. Mais, avec l’exception du Canada et des Etats-Unis dans le cadre de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), il n’y a pas eu d’accord entre zones ou pays industrialisés.
Or, quand on observe le commerce mondial de 1947 à 2000, on se rend compte qu’il a été très largement dominé par le Japon, le Canada, les pays d’Europe occidentale et les Etats-Unis. Or, depuis une quinzaine d’années, de nouvelles économies ont rejoint ce cercle: Chine, Brésil, Mexique, Turquie, Indonésie…
Le round de négociations qui s’ouvre aujourd’hui contient une dimension discriminatoire, car il vise à garantir des échanges préférentiels en excluant les pays émergents, la Chine en particulier.
En cela, il marque une nouvelle étape dans cette nouvelle donne internationale: le commerce se définit désormais d’état à état ou de bloc à bloc, mais plus de façon multilatérale. Il est devenu extrêmement improbable d’assister, dans les prochaines années, à un nouvel accord global. D’ailleurs, les effectifs en poste à Genève diminuent: les états concentrent leurs forces sur les négociations bilatérales, plus sur l’OMC.
– Quelles sont les chances d’aboutir à un accord entre l’Europe et les Etats-Unis?
– Ces négociations vont sans doute occuper beaucoup de temps et d’énergie. Mais je doute que l’on aboutisse à un accord. Et si jamais accord il y avait, il serait sans nul doute vide de sens. Car les points d’achoppement sont bien trop nombreux.
Dans le détail, il y a évidemment l’exigence française d’exception culturelle qui va se trouver confrontée aux produits américains. Mais le dossier agricole sera sans nul doute au moins aussi ardu, avec des exigences a priori inconciliables de part et d’autre. Enfin, le dossier de la propriété intellectuelle devrait aussi constituer un point chaud.
Mais ce qui est plus grave, c’est que ces négociations s’inscrivent dans un contexte de méfiance réciproque. Après l’échec de Doha, le commerce international a continué, mais de nombreuses barrières mercantilistes et protectionnistes ont été érigées, qui ne facilitent pas les échanges.
Et l’affaire Snowden, avec les révélations sur l’espionnage à grande échelle mené par les Etats-Unis jusque dans les organes de l’Union européenne, ne va pas faciliter les choses. Bien au contraire. Je ne sais pas si cette affaire pourra être utilisée par les Européens pour obtenir des concessions américaines. Mais ce que je sais c’est que cela empoisonne le climat des négociations.
Tous ces obstacles pourraient être levés si l’on avait une véritable détermination politique. Mais qui pourrait la porter? Pas les gouvernements européens, englués dans leurs problèmes. La Commission européenne est attaquée et fragilisée depuis des mois. Et en face, l’administration Obama est très faible en ce moment.
– Dans ce jeu qui met aux prises les principaux partenaires commerciaux de la Suisse, notre pays a-t-il une carte à jouer?
– Je ne pense pas qu’il y ait une carte à jouer pour la simple et bonne raison que je ne crois pas à la signature d’un accord. Et même en cas d’accord, il sera tellement vide de sens que cela ne devrait pas perturber les échanges extérieurs de la Suisse.
Dans ce domaine des échanges commerciaux, quels domaines auraient à s’inquiéter en cas d’accord international? L’agriculture sans doute. Mais les chances d’aboutir sur ce point sont tellement faibles que, si j’étais un agriculteur suisse, cela ne m’empêcherait pas de dormir.
Personnellement, je ne suis pas en faveur de ces accords bilatéraux qui nuisent à la signature d’accords multilatéraux. Mais pour la Suisse, comme pour d’autres pays de taille modeste (Chili, Singapour), il y a tout intérêt à continuer dans cette voie bilatérale pour mettre en avant ses besoins. C’est ainsi que des négociations sont engagées avec l’Inde ou l’Australie.
Lancer par contre dès maintenant une offensive pour un accord avec les USA serait une erreur: les Américains sont engagés sur deux fronts majeurs que sont l’Union européenne et le Pacifique. Des négociations maintenant avec la Suisse reviendraient à laisser nos représentants à la porte des échanges les plus cruciaux.