Aujourd’hui, je me propose de vous faire découvrir une œuvre de Josquin des Prés, un compositeur qui naquit vers 1450, et qui vécut jusqu’en 1521.
Il fut considéré, même de son vivant, comme le plus grand compositeur de l’époque, et un maître de la polyphonie et de l’harmonie naissante.. On lui attribue plus de 374 œuvres, tant dans le domaine sacré que profane. De ses séjours en Italie, et sa probable fréquentation d’Ockeghem, le maître du contrepoint, il retira une maîtrise considérable des différentes techniques musicales de l’époque.
De nombreuses personnalités de l’époque, dont Martin Luther, le considéraient comme le meilleur représentant de la perfection musicale.
« Josquin a vécu pendant une période transitoire dans l’histoire de la musique. Les styles changeaient rapidement, en partie grâce aux déplacements des musiciens entre les différentes régions d’Europe. Beaucoup de musiciens nordiques s’installaient en Italie, cœur de la Renaissance, attirés par le mécénat artistique exercé par la noblesse italienne puis, de retour dans leur pays, ramenaient souvent avec eux les idées dont ils avaient subi l’influence.
La ligne musicale sinueuse de la génération d’Ockeghem et la complexité contrapuntique des Néerlandais, l’écriture homophonique des laudes italiennes et la musique profane commençaient à se fondre en un style unifié. Josquin était la figure de proue de ce processus qui aboutit à la formation d’un langage musical international dont les représentants les plus célèbres étaient Palestrina et Roland de Lassus“. (Wikipédia).
Un style à la fois savant, et qui sait rester léger et abordable caractérise la musique de Josquin. L’harmonie, c’est à dire la notion d’ « accord » entre peu à peu dans la musique de l’époque.
Mais aujourd’hui, je voudrais attirer votre attention sur une technique compositionelle très importante, et qui évoluera peu à peu jusqu’à aboutir à la fugue, forme paroxystique de l’expression contrapuntique.
Il s’agit de l’écriture dite « en imitation »
Notre pièce du jour sera le Kyrie, c’est à dire la première partie, de la Missa Pange Lingua.
Cette messe est dite « messe paraphrase ». Elle utilise un matériau thématique tiré de l’hymne de Saint Thomas d’Aquin pour les Vêpres de la Fête-Dieu. Il s’agit d’un air de grégorien et d’un texte, dont vous pouvez retrouver l’intégralité ici.
Tout au long de cette messe, ce thème est utilisé aux différentes voix, et de manière parfois ornée.
La Missa Pange Lingua est sans doute la dernière messe composée par Josquin. Elle date probablement de 1515.
Voici le Kyrie, qui va jusqu’à 2’44”.
Écoutez le début du thème grégorien du premier lien, puis le début de notre Kyrie. A une note près, c’est la même chose sur les premières secondes, puis Josquin amplifie cette incise et lui donne une identité nouvelle.
Tout d’abord, écoutez ce Kyrie de bout en bout, et imprégnez-vous de cet univers musical.
Cette pièce est écrite avec pour technique principale l’écriture en imitation. C’est à dire que les voix se répondent les unes aux autres en chantant la même mélodie, mais décalée. C’est le principe du canon. Vous vous rappelez de « Frères Jacques » sans doute.
Une imitation est un canon, mais de plus courte durée, et c’est ce que nous voyons ici, tout au long de la pièce.
Prenons la première section du Kyrie, qui va jusqu’à 0.50
Pour savoir jusqu’où va le thème dans une écriture en canon, il suffit de regarder la deuxième voix qui est rentrée, et de voir à quel endroit elle quitte l’imitation de la première pour « vivre sa vie ».
Ici, on voit que la voix de basse n’imite la voix au dessus d’elle stricto sensu que pendant quelques notes. C’est pourquoi on a une impression de canon, mais en réalité, il s’agit seulement d’une imitation.
Maintenant, regardez attentivement l’entrée de la voix la plus aigüe, mesure 5.
Elle fait vraiment une entrée en canon, car elle chante l’intégralité des quatre mesures du thème.
Alors pourquoi ?
La réponse est simple : quand la voix la plus aigüe entre, à la cinquième mesure, on l’entend très bien, car pour l’oreille humaine, un son aigü domine toujours dans une polyphonie.
Donc Josquin, quand in fait entrer une voix intermédiaire, peut se permettre de ne pas respecter intégralement le thème, mais pour la voix aigüe, il le faut. L’art de l’illusion : l’auditeur n’y entend que du feu, et croit à un canon rigoureux à toutes les voix.
Regardez à la mesure 6, l’entrée de la voix d’ alto, comme elle ne domine pas acoustiquement, Josquin coupe la queue du thème, exactement la même chose. Plus tard, dans les fugues de Bach, par exemple, les thèmes seront respectés intégralement à toutes les voix.
Donc ici, il s’agit d’une écriture en canon, mais sans rigueur.
Comment est construite la pièce ?
-Jusqu’à 0.50, une première partie « Kyrie Eleison » : les voix entrent en imitation, puis la musique se densifie jusqu’à l’arrivée en mode de sol. Observez l’absence de tierce sur l’accord final. Il n’y a que des sol et des ré. A l’époque, on est encore frileux à faire entendre autre chose que des quintes et octaves sur les ponctuations.
En revanche, notre cadence à double sensible a disparu. Et elle a même disparu définitivement de l’histoire de la musique ! O lui préfère désormais la « sensible », avant dernière note du mode de sol « réhaussée » (ici, le fa dièse de la fin de la mesure 15 à la voix aigüe pas écrit dièse, mais chanté ainsi). On est presque « en majeur » au sens moderne.
– Jusqu’à 1.51, « Christe Eleison » sur un matériau thématique différent, avec des entrées plus rapprochées (ce qui donnera plus tard la technique de la « strette » en fugue). Notez qu’à la mesure 50, on arrive sur une consonance ré fa de tierce mineure. Très rare à l’époque.
Exactement le même phénomène que pour le mode de sol, le mode de ré est de plus en plus souvent chanté avec un si bémol, ce qui le rapproche du mode mineur tel que nous le connaissons aujourd’hui. Je suis à votre disposition pour des questions, mais comprenez ceci : les modes anciens font doucement place à nos modes majeur/mineur modernes.
– A la mesure 52, retour du « Kyrie Eleison », avec un thème en notes répétées, et, comme aux mesure 53/53 un jeu sur les « mouvements contraires ». Cela veut dire qu’une voix monte quand une autre descend.
A partir de la mesure 59, Josquin utilise une écriture « homorythmique » ou « syllabique », c’est à dire que tout le monde chante le même rythme. Nous approchons lentement de l’écriture en accords.
Pour conclure, notons l’arrivée des consonances de tierce, même dans les mouvements entre les voix, comme aux mesure 3 et 4 entre la basse et le ténor.
Le contrepoint se fait plus riche, avec l’arrivée progressive du canon à quatre voix.
L’écriture syllabique est utilisée dans les ponctuations.
Je vous conseille d’écouter d’autres pièces de Josquin, mais aussi de Janequin, qui utilise à foison les imitations, comme dans « le chant des oiseaux ».
Bonne semaine !