Entretien avec Pascal Lamy, directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour encore un mois.
Vous travaillez à Genève pour une organisation mondiale, après avoir été longtemps à Bruxelles au service de l’Europe… Que veut dire pour vous une Fête nationale ?
« Pour comparer les différentes échelles de gouvernance aux états de la matière, je dirais que le niveau mondial est gazeux, l’européen, liquide, et le national, solide. Une fête nationale, c’est la célébration d’une appartenance. Et dans ce monde qui s’intègre à toute vitesse, l’appartenance est fondamentale, car il faut savoir articuler des identités différentes. Plus la globalisation progresse, plus il faut cultiver ces appartenances. »
On a cru un temps qu’on allait avec l’Europe dépasser les nations…
« Je n’ai jamais pensé que construire l’Europe, c’était casser les identités nationales. Et je ne le pense pas davantage de la globalisation. Les tensions existent, mais on ne les réduira pas en niant la dimension de proximité. »
Le mot patriote ne vous fait donc pas peur ?
« Pas du tout. »
Et le patriotisme économique ?
« C’est autre chose… Il y a vingt ans, le contenu en importations des exportations (la part des composants étrangers dans un produit national vendu à l’étranger) était de 20 %. La proportion est aujourd’hui de 40 %, elle sera de 60 % dans vingt ans. Donc si le patriotisme économique, c’est vouloir consommer et exporter le plus possible des produits purement nationaux, cela n’a plus de sens. »
En 2012, dites-vous souvent, nous avons changé de monde…
« Oui, pour la première fois, la production des pays “en développement” a dépassé celui des pays “développés”, et cela va s’accentuer. Et pour être plus précis, il y a maintenant une continuité entre ces deux catégories. Mais il faut ne pas oublier que les inégalités se sont creusées dans le monde développé, comme dans les pays en développement : la mondialisation a sorti des milliards de personnes de la pauvreté, mais au prix d’inégalités croissantes. »
Et l’accord en discussion entre les Etats-Unis et l’Europe, c’est une défense du “vieux monde” ?
« C’est difficile à dire, ils n’ont pas clairement affiché leurs intentions… Ces négociations bilatérales, entre deux régions, ne sont pas nouvelles. Je constate que plusieurs autres sont en discussion, entre des régions qui pèsent lourd économiquement : en Asie, entre Etats-Unis et Asie, entre Union européenne et Japon. La question est de savoir si ces accords, s’ils sont conclus, ce qui reste à voir, convergeront pour entrer en cohérence. Au fond, le seul exemple de convergence réglementaire, c’est l’Europe, avec son marché intérieur. Ces projets reviendraient à créer un “marché intérieur” à la dimension du monde.
Il faut souligner aussi qu’on parle beaucoup moins de tarifs, de droits de douane, mais beaucoup plus de différences réglementaires : s’il y a trente procédures différentes pour être certifié sur différents marchés, c’est aussi coûteux, parfois même davantage, que de payer des droits de douanes… Mais les droits de douane sont censés protéger les producteurs, alors que les mesures réglementaires sont faites pour protéger les consommateurs. Ce sont des mesures de précaution, qui renvoient à des valeurs, plus difficiles à harmoniser. […]
A ce propos : l’espionnage, c’est la face noire du commerce ?
« Je ne sais pas, mais chacun sait que tout le monde espionne tout le monde. Sauf les organisations internationales comme l’OMC, espionnées par tout le monde mais qui n’espionnent personne ! »
Quand on voit le monde, il n’y a vraiment pas de quoi être optimiste sur l’Europe…
« C’est vrai. Je disais en 2009 que cette crise durerait cinq ans ou dix ans, avec l’exemple japonais en tête… Nous sommes en 2013, je maintiens qu’elle va durer encore cinq ou dix ans. Parce qu’il y a des contraintes européennes qui rendent toute action plus lente qu’ailleurs : les Etats-Unis ont réussi à nettoyer leurs banques deux fois plus vite que les Européens. Il faut en tirer les conséquences, et aller rapidement vers un système de décision plus efficace qui s’appelle le fédéralisme. »
Doit-on s’inquiéter de l’avenir de l’exception française ?
« L’exception française existe, puisque les Français se perçoivent ainsi, et puisque les autres perçoivent ainsi les Français. Elle a son bon côté, qui est d’avoir une ambition mondiale. Et son mauvais côté : aujourd’hui, l’ambition dépend des performances économiques, et la France a dérivé dans ce domaine. La France et les Etats-Unis sont assez proches dans leurs ambitions mondiales, la différence est que personne ne met en doute la capacité d’influence de la spécificité américaine. »
L’exception française est donc condamnée ?
« Pas du tout ! A condition de ne pas limiter notre ambition à être les premiers mondiaux dans le tourisme. Je suis persuadé que nous pouvons l’être dans d’autres domaines, si nous cessons de penser que le social passe avant l’économique.
Dans cette crise, l’économie française n’a pas connu de choc, comme l’Italie ou l’Espagne, mais son potentiel de croissance reste trop bas. Le vrai danger pour la France est une dérive économique lente. »
Vous êtes toujours membre du PS ?
« Oui. J’ai pu avoir des tentations de départ, comme tout un chacun peut en avoir dans toute appartenance. J’ai aussi pu imaginer devenir protestant, mais ça n’est jamais allé très loin. Et à ma connaissance, personne n’a encore songé à me virer comme idéologiquement malpropre. »
Et si je vous demande ce que vous ferez après l’achèvement de votre mandat, fin août ?
« Je répondrai la vérité : honnêtement, je n’ai rien décidé. »