Par Hervé Astier
Une mutation de l’espèce humaine, destinée à nous rendre écologiquement inoffensifs, telle est la conclusion que l’on peut tirer du parallèle entre les phénomènes de migration de notre civilisation vers l’espace virtuel et l’imminence d’une catastrophe écologique sur le monde physique.
Il arrive souvent que les idées les plus évidentes ne nous apparaissent pas clairement. Depuis des années, je m’interrogeais – comme beaucoup d’observateurs – sur les caractères massif et inexorable de notre fuite vers le virtuel. J’étais étonné de constater, en particulier, que contrairement aux autres domaines, les imperfections, les atermoiements, les dysfonctionnements même des supports et des technologies utilisés ne freinaient en rien cette course frénétique.
Rappelons-nous nos premiers pas sur Internet, il y a peine quelques années, à l’époque où surfer représentait une expérience tout à fait désagréable en raison de la lenteur des réseaux. Rappelons-nous aussi les crises de nerfs que nous avons tous vécues confrontés aux réactions inattendues de nos premiers ordinateurs individuels.
Nous étions excédés, en vérité, par ces technologies instables, absolument non fiables. Mais nous avons pourtant persévéré, comme s’il était écrit qu’il fallait continuer coûte que coûte dans cette voie.
Alors la photo numérique concurrença puis remplaça l’argentique, contre l’avis des professionnels de la photo qui voyaient dans cette représentation une fade simulation de leur art. Alors l’enregistrement numérique de la musique concurrença puis remplaça le support analogique HIFI, pour un résultat sonore peu probant et une prétendue inaltérabilité des supports CD démentie par l’usage (les CD réinscriptibles en particulier ont une durée de vie de moins de 10 ans).
Et il en fut de même pour tous les objets d’échange, de communication, de connaissance qui tous se virent numérisés séance tenante.
Nous savons aujourd’hui que cette révolution numérique avait pour objectif de porter les contenus (image, son, flux, informations…) sur Internet, c’est à dire de les transporter du territoire physique vers l’espace virtuel, espace dématérialisé dans lequel nous organisons désormais notre vie en société : e-administration, e-commerce, e-connaissance, et e-sociabilité avec les réseaux sociaux.
Ainsi, en quelques années, avons-nous assisté à la plus rapide et la plus formidable transformation de notre civilisation jamais opérée : une véritable ruée vers le virtuel. Mais quel en est le sens, pourquoi cette convergence, et pourquoi cette urgence sous-jacente ?
J’en étais là de mes réflexions, n’obtenant pas de réponses satisfaisante à ces interrogations, lorsque j’eus l’idée de rapprocher ce phénomène de dématérialisation à celui de l’évolution rapide et délétère de notre monde physique.
En développant ce parallèle, tout devint plus clair.
Comme chacun le sait désormais, notre planète n’est pas au mieux : la surpopulation, la surconsommation, la surexploitation de ses ressources ont atteint des niveaux tels que nous courrons inexorablement et indubitablement à la catastrophe. Le risque de condamnation de notre espèce, ainsi que toute forme de vie terrestre, est réel.
L’homme civilisé, auteur malgré lui de ce crime potentiel par son existence même et son activité surabondante, semble bien démuni pour le combattre.
L’étude comparée de ces deux phénomènes concomitants (ruée vers le virtuel / imminence d’une catastrophe écologique) m’a amené à poser l’hypothèse que la migration de la civilisation humaine du monde physique vers le monde virtuel serait la parade que la nature aurait trouvée pour préserver la vie, avec et malgré nous.
Sous cet éclairage, cette migration vers l’espace virtuel ne serait pas anodine : il s’agirait bel et bien d’une mutation de l’espèce humaine, dont l’objectif consisterait à nous rendre écologiquement inoffensifs. Dématérialiser les services, le commerce, les échanges, c’est avant tout éviter les déplacements : si je paie la cantine de mes enfants en ligne, je ne me déplace pas en mairie, si je projette une vidéo choisie “on demand” dans mon salon, je ne me déplace pas au vidéoclub, etc.
Les sites communautaires, les réseaux sociaux, quant à eux, instaurent une nouvelle manière de vivre en société : ils ont pour vocation de déplacer nos lieux de vie, nos modes de rencontre, de loisir, de culture…
La dématérialisation des objets de représentation, d’échange, de diffusion, permet d’économiser leur production et leur coût de diffusion (exemple : les millions de CD et de boîtes évitées par la mise en ligne des applications informatiques).
La nouvelle économie, la fameuse économie parallèle sur Internet, couvrira bientôt la totalité du spectre de l’économie traditionnelle. Le gain écologique d’une telle extériorisation de l’activité de production et de consommation est évidemment gigantesque.
Dans l’essai « L’avatar est l’avenir de l’homme », j’étudie le phénomène de dématérialisation avec le regard d’un enquêteur scientifique convaincu que ce mouvement trop rapide, mal ficelé, cache quelque chose ; je mets en parallèle les risques majeurs de la planète (démographie, sur-croissance, écologie) comme autant de mobiles à une mutation de l’espèce humaine et dans une approche prospective, je tente de brosser les contours de cette évolution.
A quoi ressemblera cette nouvelle ère virtuelle et à quoi ressembleront nos successeurs, les avatars humains qui peupleront ce nouveau monde ? N’y a-t-il pas un risque important de dissociation de nos corps et de nos esprits, ces derniers se retrouvant soudainement interconnectés dans de nouvelles communautés virtuelles ?