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Explosion immobilière, chômage, exode des jeunes… la famille de Roberto Moreno nous a tout raconté. Les temps sont durs, mais la solidarité s’organise.

Par Emmanuel Tellier

El Olmo – Gîte – Posadas
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Il fait 36 degrés au soleil de l’Andalousie lorsque Robert/Roberto nous ouvre la porte de sa jolie maison dans les collines, près de Cordoue. Sa femme Cécile et leurs trois filles complètent le parfait tableau d’un bonheur d’été au milieu des oliviers. A Paris, Robert sans « o » est expert-comptable, Cécile, journaliste dans une radio. Plusieurs fois par an, la famille, qui vit à Malakoff (Hauts-de-Seine), vient retrouver ses racines familiales.

 

A Posadas, sept mille habitants, les Moreno sont légion.

Oncles, tantes, cousins, cousines : Roberto ne peut pas faire 100 mètres dans la petite ville sans s’arrêter le temps d’une embrassade et de quelques éclats de rire. A chacun, il explique que Télérama, un hebdomadaire français, lui a fait cette proposition, qui l’a tenté : essayer de raconter la crise que traverse l’Espagne à l’échelle d’une famille ; la sienne, la leur. Comme ça, à l’heure des vacances, partager, raconter. La vie comme elle va. Ou comme elle va moins bien…

 

Nous voilà donc réunis, les Moreno de Malakoff et les Moreno de Posadas, cousins, cousines, autour d’une grande ­tablée sous les pins, dans les contreforts de la sierra Morena. Il est 22 heures, l’heure de l’apéro. Evaristo, médecin dans un hôpital public, se lance.

« La crise nous frappe tous. Je ne connais pas une seule personne pour qui la situation ne se soit pas sérieusement dégradée. On se retrouve à 50 ans aussi fauché qu’à 25. »

Evaristo, comme son épouse Loli, a vu son salaire réduit de près de 20 % depuis deux ans. « Il y a eu 10 % de moins sur la feuille de paye, puis des jours de congés supprimés, puis un mois de gratification rayé d’un trait de crayon. »

 

Roberto demande comment cela s’est passé : les fonctionnaires de l’hôpital ont-ils été informés par leur hiérarchie ? « Pas du tout, s’étrangle Loli, qui travaille dans le même établissement de Cordoue. L’info était dans les journaux, mais nous, salariés, personne ne nous a parlé. C’était très brutal. Un jour, ta feuille de paye arrive, et le chiffre est là ! Me voilà revenue au salaire que je touchais en début de carrière ! » « On peut comprendre qu’il faille faire des efforts, reprend Evaristo, mais on nous a traités comme des noms sans visage. »

 

Grand boum et gueule de bois

 

A Posadas, les Moreno font partie de la classe moyenne. Ils sont propriétaires, comme 80 % de leurs concitoyens, et ont même cru un temps qu’ils pourraient devenir multipropriétaires, avec des appartements à la mer, des maisons à la campagne.

Evaristo : « C’est l’explosion de la bulle immobilière, en 2008, qui a sonné le début du cauchemar pour l’Espagne. Les années précédentes, les banques avaient ouvert les vannes en grand, et n’importe qui pouvait devenir propriétaire ; l’ouvrier agricole, la femme de ménage. Les prix se sont mis à grimper, mais ça n’a pas freiné cette frénésie : tout le monde a emprunté aveuglément, comme on joue au casino. Les groupes de BTP sont devenus fous, ils ont bâti des programmes neufs pour trente ans, persuadés que la croissance continuerait à galoper. »

 

Lorsqu’il venait en Andalousie entre 2004 et 2008, Roberto était stupéfié par le spectacle de cette transformation à toute allure. « On était contents de voir notre pays en plein boum. Mais, très vite, on a senti que ça allait craquer.

A l’époque, les banques espagnoles vous prêtaient beaucoup plus que ce dont vous aviez besoin pour l’achat du bien. En hypothéquant ce bien, vous obteniez facilement de l’argent supplémentaire pour les travaux, pour acheter une voiture ou vous offrir un voyage.

Les gens ont utilisé cette manne comme une sorte de “crédit revolving” [crédit renouvelable]. » Problème : le système de taux fixe n’ayant pas cours en Espagne, le montant des remboursements allait vite se révéler explosif.

 

Aujourd’hui, c’est la gueule de bois. Même si, pour le Français de passage, ça ne saute pas aux yeux. Partout, des gens dehors, dans les cafés, les tavernes. A les entendre rire, on pourrait croire leur cœur léger, « mais c’est parce que nous n’avons plus les moyens de partir en vacances ! Les tapas et la bière avec les copains, voilà tout ce qu’il nous reste. » Cette fois, c’est Rafa (Rafael) qui parle. Cet autre cousin de Roberto tient la concession Renault de Posadas. Cent quatre-vingts véhicules vendus en 2008, seulement soixante-cinq en 2012.

« J’ai été contraint de licencier quatre personnes et, désormais, quand on ne vend rien, c’est mon salaire qui fait pschitt… »

 

Rafa raconte qu’il sait au premier coup d’œil si le client qui entre dans sa concession pourra ou pas réaliser son rêve. « Les gens se décident pour un modèle, puis font leur demande de crédit. Les deux tiers d’entre eux ne l’obtiennent pas. » Ce qui marche aujourd’hui, dit-il, c’est les casses. « Il y a même un marché des épaves, qu’on retape avec un fer à souder. » A l’autre bout de la table, Cécile, la femme de Roberto, raconte qu’elle a croisé hier le directeur de l’agence locale de la banque Caixa. « Il n’en peut plus, il veut quitter la banque. C’est trop de pression, ces gens dans le malheur qu’il est obligé de harceler pour le remboursement de leurs emprunts. Il a chaque jour des gens en larmes dans son bureau. »

 

L’exil des jeunes

 

Il est 1 heure du matin. Loli, la femme d’Evaristo, reprend la parole. Pour elle, sa génération n’est pas la plus à plaindre. « On a connu des années heureuses quand on avait 20 ans, les années Felipe González (1). Puis ce bond en avant pour l’Espagne, qui en avait tellement besoin. Après 1975 et la mort de Franco, on s’est tous mis à respirer. On a connu de chouettes moments, on le paye sans doute un peu maintenant. » Elle veut surtout nous parler de sa fille, Sara, 24 ans. C’est sa génération à elle qui est en souffrance. Il y a deux ans, Sara touchait 800 euros par mois pour bosser « dans des conditions de chien » dans une agence de communication à Séville. Ses amis lui ont dit : « Si tu en as l’occasion, sauve-toi. » Alors Sara est partie : Loli et Evaristo lui ont payé un aller simple vers l’Australie.

 

Sur la terrasse, alors que ­Roberto apporte une dernière tournée de Cruzcampo (la bière locale, servie glacée), Loli a les yeux qui se mouillent quand elle confie n’avoir plus vu sa fille depuis un an et demi. « Mais bon, elle vient en août, pour deux semaines… Bien sûr, je préférerais la savoir ici, près de nous, mais il n’y a pas de travail en ­Espagne. » Autour de la table, tous les cousins confirment : des neveux, des nièces sont partis en Suisse, en Allemagne pour y exercer leur métier de médecin, ingénieur, avocat. Evaristo, amer :

« Avant, notre pays exportait de la main-d’œuvre peu qualifiée ; maintenant, il offre aux autres sa matière grise. C’est triste… »

 

Et puis il y a ceux qui ne partiront jamais. Parce qu’ils n’ont pas les moyens, pas de formation. Chez les Moreno de Posadas, chacun connaît au moins un célibataire de plus de 40 ans ­vivant chez ses parents. « 48 ans, je crois que c’est le record ! ­Pali, qui vit avec son père. Un beau garçon, pourtant », glisse Dolorès alors qu’on ramasse les verres, les assiettes.

 

Le lendemain, Roberto veut nous montrer deux lieux à Posadas. Il y a d’abord l’usine de machines agricoles dernier cri du cousin Francisco, dont la société Moresil exporte dans le monde entier. Une fierté pour la famille « et la preuve que nous sommes capables de développer des produits de haute technologie ». Et puis, dans une tout autre tonalité, nous voilà dans la vieille salle aux néons blancs du « casino » de Posadas. Nous venons y saluer Felix, 84 ans, l’aîné des Moreno, l’oncle de Roberto. En Andalousie, un « casino » n’est pas une salle de jeux, mais une sorte de club fermé où les anciens se retrouvent l’après-midi. Nous ne pouvons y pénétrer que parce que Felix nous y a conviés.

 

(…)

 

A Posadas, comme partout dans les campagnes, explique-t-il, on se serre les coudes comme au plus sombre des années de plomb.

Depuis deux ans, le troc des légumes et de la viande a repris comme jamais. Les familles sont très unies : quand ils le peuvent, les anciens font passer un peu d’argent à leurs descendants dans la panade. « Mais au casino, chuchote tristement Felix, j’ai plein de copains qui ne peuvent plus aider du tout… »

Lui-même doit s’en sortir avec une pension de 600 euros par mois. Il dit avoir suivi de près le mouvement des Indignés à Madrid et dans d’autres villes. « Et ce ne sont pas seulement des jeunes qui s’indignent… c’est toute l’Espagne. »

 

Toutefois, selon le vieux Felix, les chiffres du chômage sont un peu surestimés et noircissent un tableau qui n’a pas besoin de ça. « En réalité, beaucoup de gens travaillent sans être déclarés. Chacun se débrouille comme il peut… » Et puis d’un coup, quand même, parce que tout ça le mine profondément, le patriarche lâche un verdict sans appel. « Ne nous voilons pas la face, cette crise est gravissime ! C’est ce qui est arrivé de pire à l’Espagne depuis le franquisme. »

 

Face à lui, son neveu de France marque le coup… Vraiment, à ce point-là ? « Oui, reprend Felix Moreno, soudain très sombre.

Cette crise est désastreuse car elle est autant économique que morale : plus personne dans le pays ne fait confiance aux hommes et aux femmes politiques. Alors maintenant, qui va nous sortir de là ? »

 

 Repères

 

o Taux de chômage : 27 %. 56 % chez les moins de 25 ans.
o 75 000 familles expulsées de leur logement depuis 2011.
o En 2012, 82 000 Espagnols sont partis travailler à l’étranger.
o L’Andalousie est la région la plus frappée par la crise (un million des six millions de chômeurs espagnols).
o Le pays est dirigé par le Parti populaire et Mariano Rajoy, en grande difficulté après la révélation d’affaires de corruption.

telerama.fr

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