par Jacques Sapir
Notre Président s’est donc rendu à Clichy-sous-bois d’où étaient parties les émeutes de 2005. Il eut été plus opportun qu’il se rende à Trappes où des provocations islamistes minoritaires ont menacé la tranquillité de la population. Mais le courage politique n’est pas réellement le fort de François Hollande…
Notre Président tient depuis des mois un discours optimiste, que ce soit sur la croissance ou sur l’emploi. Mais, son Ministre des Finances, Pierre Moscovici laisse entendre que le déficit budgétaire va déraper et atteindre autour de 4% cette année, tandis que les chiffres de croissance sont constamment révisés à la baisse : de +0,8% à -0,1% pour cette année, et de +1,2% à +0,6% pour 2014. Mais, les chiffres ne sont pas le fort de François Hollande…
Notre Président annonce la création de près de 100 000 emplois d’avenir d’ici à la fin de l’année 2013. Cependant, sur le terrain, le dispositif ne se met en place qu’avec les plus extrêmes difficultés. Mais, la réalité n’est pas le fort de François Hollande. Et, à vrai dire, on ne sait pas trop où est le fort de notre Président (si ce n’est à Brégançon, mais c’est une autre histoire).
A-t-il seulement pris la mesure de ce qui est en train de se passer dans ce pays, alors que ses conseillers se gargarisent des fameux « bons résultats » ? On sait ce qu’il en est.
Le processus de chute dans la crise se ralentit. Rien de plus normal, les économies ne peuvent ainsi disparaître comme dans un trou noir. Mais, ce processus de ralentissement, voire de stagnation de la dégradation ne signifie nullement le retour à une véritable croissance. En Espagne, la stabilisation du chômage est due, pour l’essentiel, aux emplois saisonniers. La Grèce connaît une timide amélioration de sa fréquentation touristique, mais elle le doit beaucoup aux problèmes politiques que connaissent la Turquie et la Tunisie.
En fait, ces « bons résultats » ne sont que des faux-semblants. La zone Euro est en crise, et pour longtemps. Rien ne laisse espérer une sortie de cette dernière à court ou à moyen terme.
Le poids des dettes souveraines continue de s’alourdir et Mario Draghi – et avec lui la BCE – va connaître son heure de vérité quand il lui faudra activer les mécanismes de rachat des dettes (dit OMT ou « Outright Monetary Operations »). En fait, cette heure de vérité pourrait bien sonner plus tôt que prévue. La Cour Constitutionnel allemande doit en effet statuer sur la légalité des OMT, et tout laisse à penser qu’elle va les déclarer inconstitutionnels.
L’Allemagne pourrait donc bien se révéler le cauchemar de François Hollande. Il mettait l’an dernier tous ses espoirs dans un changement de majorité dans ce pays. Or, tout laisse à penser que Mme Merkel sera reconduite dans ses fonctions, et avec elle cette politique allemande d’exploitation éhontée de ses voisins qui accélère la crise inévitable de l’Euro et conduit l’Europe à l’abîme.
Mais un cauchemar plus proche menace le Président. L’Italie risque d’être secouée par les conséquences de la condamnation de Silvio Berlusconi. Que l’on ne s’y trompe pas. L’auteur de ces lignes n’a guère de sympathie ni d’estime pour l’homme, un affairiste, issu de l’entourage du socialiste Bettino Craxi, qui croula lui-même sous les scandales avant de s’enfuir chez Kadhafi, aux pratiques à l’évidence délictueuses et à la moralité plus que douteuse.
Mais l’homme est une chose et la réalité politique en est une autre. La fragile alliance Gauche-Droite constituée pour faire barrage au succès du parti de Beppe Grillo, le M5S, risque de voler en éclats. De nouvelles élections se profileraient alors et avec elles la menace d’une instabilité politique et donc économique dans un des pays clefs de la zone Euro
Telle est donc la réalité. Alors François Hollande s’adapte, négocie, finasse. Il réduit le budget des forces armées en deçà du nécessaire au maintien d’une défense nationale indépendante, dont il a pourtant démontré l’absolue nécessité avec l’intervention au Mali. Il augmente subrepticement les « recettes de poches » de l’État avec une hausse des frais de mutation (et cela alors qu’il prétend relancer le marché de l’immobilier). Il coupe dans les dépenses, y compris les plus utiles, y compris avec la suppression des aides accordées à l’apprentissage, alors que cette voie est souvent une véritable solution pour des jeunes déscolarisés.
Mais, adaptation ou finasserie n’empêchent notre pays, notre « bien commun », de se dégrader. L’expression d’accident « technologique », qu’avaient créée des collègues russes, s’applique désormais à la France, comme on a pu le voir avec l’accident ferroviaire tragique de Brétigny. Et c’est un véritable miracle que cet accident ait eu lieu en été. Dans le cours de l’année, où cette station est quotidiennement fréquentée par des milliers de gens, ce serait par dizaines que l’on compterait les morts.
Notre pays se dégrade aussi moralement. Toujours à Brétigny, les incidents, les vols des victimes, qui se sont produits – et que le gouvernement et les autorités avaient commencé à nier – en sont la preuve. Certes, et c’est important, ce tragique accident a aussi été l’occasion de manifestations de courage et de solidarité. Il n’y a pas eu que des voleurs et des caillasseurs à Brétigny. C’est heureux et il faut s’en souvenir. Mais il y en a eu aussi. Et cela est le symptôme d’une profonde dégradation morale du pays.
Un autre signe, plus subtil, de cette dégradation réside dans le concert des « bonnes âmes » qui s’est empressé d’affirmer de manière péremptoire, et contre toutes les évidences, qu’il ne s’était rien passé à Brétigny. Le déni de réalité devient alors une ligne politique et va même jusqu’au réflexe pavlovien. Pourtant, dire les choses, les dire de manière honnête en reconnaissant ce qu’il y eut de bon mais aussi de détestable dans les comportements à Brétigny, n’est en rien une stigmatisation des habitants de cette ville des bords de l’Orge ni de ceux des quartiers. C’est simplement reconnaître que l’anomie fait de terribles progrès dans notre société.
Dire qu’une personne est malade n’est pas la stigmatiser. Mais il faut identifier les causes de sa maladie, et pour cela la décrire, si l’on veut la soigner. Plus encore que les ruptures techniques (qu’il faut préférer au terme d’accident ou de catastrophe « technologique ») imputables au sous-investissement chronique dont souffrent nombre de nos infrastructures depuis maintenant une vingtaine d’années, la dégradation morale que révèle cette montée de l’anomie est un problème tragique.
Elle ne peut se comprendre que si l’on conçoit que la socialisation se fait, en priorité, sur le lieu de travail et dans les relations sociales qui en sont issues. Le chômage de masse laisse une partie de la population hors de tout cadre de socialisation, enfermée entre une télévision qui ne lui donne comme modèle que des trajectoires individuelles, en réalité inaccessibles, et une réalité quotidienne qui la ramène aux réalités de sa misère. Dès lors, l’individualisme narcissique – qui constitue en réalité l’idéologie du néo-libéralisme – tourne à vide et se transforme en anomie. Le seul remède, même si la formulation en apparaît autoritaire, est une « mise au travail » qui permettra de recréer du lien social.
On en revient ici à notre Président, à ses rêves et à ses illusions. Il est clair qu’il ne comprend pas l’état de dégradation, tant matériel que moral de notre société, qui est aussi la sienne. Il croit qu’en s’abstenant de prendre des vacances, si ce n’est une semaine dans cette dépendance du château de Versailles que l’on nomme La Lanterne, il va reprendre la main. Ce n’est même plus du niveau de l’illusion. Nous en sommes à celui d’une communication qui tourne à vide, qui s’enferre dans ses mensonges, et qui contribue en fait à le décrédibiliser encore plus. Il ne saisit pas que sa seule chance serait de créer massivement des emplois, non pas ces quelque 100 000 emplois aidés, mais de 500 000 à 600 000 emplois, et bien réels ceux-ci, par an pendant trois ans. Mais, cette chance est en train de passer elle aussi. Pour qu’elle se concrétise, il lui aurait fallu du courage politique et l’empathie, là où, sous le sourire et la bonhomie apparente, perce rapidement la suffisance technocratique. Il se révèle ce qu’il est, dur aux faibles, et faible devant les puissants.
Qu’il le sache, son lieu de vacances est hautement symbolique. Il risque bien de finir là où il a pris ses congés : à la lanterne !