Le bois issu des grandes forêts de l’Aude et des Pyrénées Orientales intéresse de plus en plus les acheteurs chinois. Un sujet “brûlant”.
Ce jour-là, au-delà de Salvezines, on ne passe plus. La neige empêche d’atteindre les hauteurs des confins de l’Aude, vers Gincla et la forêt de Boucheville, celle-là même dont on dit dans la vallée qu’elle a été “plumée par les Chinois”.
11000 m3 exportés en 2013
Le chiffre n’est pas confirmé officiellement, mais il serait le seul dont disposent, à l’heure actuelle, les autorités en ce qui concerne l’exportation de grumes audois vers la Chine. En 2013, il s’élèvera à 11 000 m3 environ, contre… 0 m3 en 2012.
Or, la plupart des acteurs de la filière bois de l’Aude s’accordent à dire que l’achat de bois par les Chinois dans le département de l’Aude date d’au moins trois ans. En fait, le chiffre officiel serait celui des autorisations délivrées pour traiter le bois à la cyperméthrine, seul indice d’une exportation vers la Chine qui exige ce traitement.
Conclusion : soit le bois qui était vendu jusque-là à des sociétés chinoises était traité hors de l’Aude ce qui est plausible car les acheteurs sont souvent extérieurs au département. Soit il était traité en forêt, sans que personne ne le sache…
“China Shipping”
Juste après le village de Puilaurens, sur lequel veille le plus beau des châteaux “cathares”, une aire où demeurent quelques grumes, ces troncs seulement ébranchés et encore garnis de leur écorce. “Vous pouvez y aller, tout ça va partir pour la Chine”, certifie un couple qui promène son chien. Mais ce jour-là, pas de trace de ces conteneurs estampillés China Shipping que l’on a vus sillonner les routes du secteur, il y a encore quelques semaines. “Il en est passé des dizaines par jour”, confie un habitant de Puilaurens, en grande discussion avec un autre qui lance, un brin provocateur : “Pour une fois qu’on leur vend quelque chose, aux Chinois !”.
Car du Pays-de-Sault aux flancs du Madres, en passant par la très Haute-Vallée de l’Aude, on ne parle plus que de ça : des milliers de mètres cubes de bois qui descendent vers Barcelone ou Marseille pour embarquer sur des bateaux à destination de la Chine.
“Il fut un temps où c’était l’exportation vers l’Espagne qui posait problème”, relativise Annabelle Chaubet, à l’Office National des Forêts de Quillan. Elle ne nie pas que le bois vendu par l’ONF puisse filer finalement en Chine, même si l’organisme public assure ne vendre “qu’à des locaux”.
Démarchage en forêt
“On vend à des acheteurs français qui peuvent ensuite vendre aux Chinois”, confirme Dominique Micaux, à l’ONF de Belcaire. Mais l’Office, pour sa part, met en avant sa gestion de la forêt, qui permet de se prémunir contre une destruction de la ressource, et pointe du doigt “le gros démarchage effectué par les acheteurs auprès des propriétaires privés de forêts”. Seraient surtout ciblées les petites forêts, de moins de 10 hectares, sur lesquelles il n’est pas obligatoire d’avoir un plan de gestion.
Et les acheteurs auraient un argument de masse : du sapin acheté de 20 à 30 % au-dessus des prix pratiqués par les scieries, qui sont le premier maillon de l’aval de la filière.
“Entre 2011 et 2012, on est passé de 135 000 m3 à 200 000. Et cette année, ça explose littéralement”, fulmine Didier Inard, propriétaire d’une scierie près de Carcassonne et responsable du syndicat des scieurs et exploitants forestiers de l’Aude et des P.-O., qui accuse les charges trop élevées pour les entreprises d’avoir “tué l’industrie”.
Déforestation ?
“Aujourd’hui, il part en Chine, depuis l’Aude et les Pyrénées Orientales, l’équivalent de la consommation des scieries locales. Alors c’est sûr, on décapitalise, on réduit trop la forêt et on assombrit l’avenir des professionnels du bois”, affirme Didier Inard. Lui, plaide pour une taxe à l’exportation du bois, afin de préserver toute une filière qui souffre.
Car de l’avis de tous les professionnels, la Chine vient chercher en France, après l’avoir fait en Afrique et en Roumanie notamment, une matière première qui revient ensuite dans l’hexagone sous forme de produits finis.
Des meubles qui, malgré le long trajet et grâce au coût de la main-d’œuvre en Chine, arrivent sur le marché français à des prix impossibles à concurrencer. Naturellement, l’Aude, les Pyrénées Orientales et plus généralement les secteurs boisés du Languedoc-Roussillon ne sont pas les seuls à enregistrer ce phénomène “chinois” d’achat de bois, qui touche aussi les autres régions forestières de France comme les Vosges, le Jura ou le Limousin. “Le poids de la destination chinoise dans la valeur des exportations a fortement augmenté, passant de 6 % à 16 % entre 2010 et 2012”, a reconnu en septembre dernier le ministère de l’Agriculture en réponse à une question écrite d’un sénateur jurassien.
Aucune valeur ajoutée
Une réponse où le gouvernement se dit conscient des problèmes, et notamment de cette exportation massive de troncs bruts (les grumes) qui ne génère donc aucune valeur ajoutée sur les lieux de production. Mais la création d’une taxe dissuasive, précise le ministre, est du ressort de l’Union européenne. Pas sûr que l’argument fasse mouche au fin fond du Pays-de-Sault.
Une richesse qui quitte le pays
La Chine est-elle en train de “piller” la forêt française ? C’est la question que se posent, aux quatre coins de la France forestière, les responsables de cette filière qui emploie, globalement, plus de 400 000 personnes dans le pays.
En juin dernier, le député de l’Yonne Jean-Yves Caullet a remis un rapport au Premier ministre Jean-Marc Ayrault, intitulé “Bois et forêts de France, nouveaux défis”. La question de l’exportation des grumes (troncs d’arbres entiers munis de leur écorce) y est abordée en annexe avec les derniers chiffres de la filière. On y apprend qu’en 2012, la Chine était le troisième pays acheteur de bois brut à la France, où elle rafle 13 % du marché à l’export devant l’Italie (15 %), mais surtout la Belgique (22 %).
Selon les professionnels du bois, ce chiffre d’affaires “belge” cache en fait un marché… chinois, puisque les grumes sont ensuite exportés vers la Chine via le port d’Anvers. Le marché global de l’exportation du bois brut est ainsi bénéficiaire pour la France de 100 M€ environ, “mais cette situation est loin d’être satisfaisante”, souligne le rapport Caullet, qui pointe le problème majeur : la valeur ajoutée perdue pour tout l’aval de la filière bois en France, qu’il s’agisse des scieries ou de la fabrication de parquets et de meubles.
Car dans le même temps, la Chine est le deuxième fournisseur du marché français en meubles de bois, et le troisième en article de bois, dont les parquets. Le rapport Caullet préconise donc une”contribution à l’export des grumes pour compenser cette distorsion”.
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