« Les produits dérivés sont une arme de destruction massive », a coutume de dire l’investisseur et milliardaire américain Warren Buffett. L’étude publiée mardi 17 décembre par le cabinet d’analyse financière indépendante AlphaValue, intitulée « Quelles banques sont des Fukushima en puissance ? », montre que ce n’est pas près de changer. Celle-ci révèle en effet que la valeur notionnelle des dérivés (c’est-à-dire la valeur faciale qui apparaît sur les contrats de ces produits) dépasse désormais son niveau d’avant la crise des subprimes.
Au premier semestre 2013, elle s’élevait en effet à 693.000 milliards de dollars, contre 684 000 milliards au premier semestre 2008, selon les chiffres que le cabinet a tirés des rapports de la Banque des règlements internationaux (BRI). L’équivalent de dix fois le PIB mondial, contre trois fois le PIB mondial il y a quinze ans. « C’est un risque potentiel énorme, et la crise n’a pas changé les pratiques des banques en la matière », explique Christophe Nijdam, qui a piloté l’étude.
CDS, dérivés de taux, swaps… Les produits dérivés sont des instruments financiers dont la valeur varie en fonction du prix d’un actif appelé sous-jacent, qui peut être une action, une obligation, une monnaie, un taux, un indice ou encore une matière première. Ils ont été créés à l’origine par les agriculteurs afin de se couvrir contre les risques financiers, comme par exemple la flambée, ou au contraire l’effondrement, du prix du blé ou du café. Mais dès les années 1980, ils ont été progressivement détournés par les banques à des fins de spéculation.
Selon la BRI, sur les 5.300 milliards de dollars échangés tous les jours sur le seul marché des changes, seuls 7 à 8 % seraient utilisés par des opérateurs finaux non financiers souhaitant réellement se prémunir contre les risques. Or, la crise des subprimes l’a rappelé, les produits dérivés sont loin d’être sans danger. « La plupart s’échangent de gré à gré, c’est-à-dire d’un établissement à l’autre, sans règle de sécurité et dans l’opacité totale », explique-t-on à Finance Watch, une association qui milite pour une meilleure régulation de la finance.
L’assureur américain AIG, qui fut sauvé de la faillite par un prêt massif de l’État en 2008, détenait ainsi pour plus de 1 600 milliards de dollars de CDS (credit default swap)… « Comme personne ne savait qui détenait les CDS vendus ou échangés par AIG, ces derniers ont contribué à propager la panique dans tout le système », rappelle Christophe Nijdam, qui a travaillé sur les marchés dérivés dès les années quatre-vingt au sein de plusieurs établissements financiers. Un risque systémique que les dérivés font toujours planer sur le système financier.
Crédit Suisse, la banque la plus exposée
AlphaValue a également épluché les documents officiels des grandes banques européennes afin de déterminer quelles sont celles qui détiennent les montants notionnels de produits dérivés les plus élevés. En tête arrive la Deutsche Bank (55.600 milliards d’euros), suivie de la française BNP Paribas (48.300 milliards) et la britannique Barclays (47.900 milliards). La Société Générale (19.200 milliards) et le Crédit Agricole (16.800 milliards) apparaissent en huit et neuvième positions.
Mais si l’on compare ces chiffres au PIB du pays d’origine de la banque, le classement est un peu différent. Cette fois, c’est Crédit Suisse (86 fois le PIB helvète !) qui figure en tête, suivi par UBS (65 fois le PIB suisse) et Barclays (26 fois le PIB britannique). BNP Paribas apparaît en cinquième position (24 fois le PIB français) devant la Deutsche Bank (22 fois le PIB allemand), la Société Générale (10 fois le PIB français) et le Crédit agricole (8 fois) en dix et onzième positions. La première banque américaine, JPMorgan, n’apparaît qu’en treizième place du classement (« seulement » 4 fois le PIB américain).
Les régulateurs sont conscients du problème, et exigent notamment que les échanges de produits dérivés passent à l’avenir par des chambres de compensation – structures qui assurent le règlement-livraison des transactions et garantissent le respect des règles de transparence et de sécurité.
Pour les produits les plus « exotiques », les régulateurs projettent de demander aux établissements de mettre une certaine marge financière de côté, équivalente par exemple à 15 % de la valeur notionnelle du contrat pour les dérivés d’action. Déjà partiellement en place aux États-Unis, les réglementations sur le sujet sont encore en cours d’élaboration en Europe.
De plus, la taxe sur les transactions financières, à l’étude en Europe, toucherait 0,01 % des transactions sur les produits dérivés. « Cette taxe réduirait de 75 % les volumes d’échange de ces instruments, c’est-à-dire l’essentiel de la part spéculative », commente Christophe Nijdam. A condition qu’elle soit un jour appliquée. « Le lobby du secteur mettra tout en œuvre pour en limiter la portée », prévient un député européen.