Papier de Rudy Reichstadt, membre de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès et proche de Caroline Fourest
Des municipalités de province organiseraient secrètement, en échange de subventions, l’accueil sur leurs territoires de populations “de couleur” en provenance de la Seine-Saint-Denis. C’est le bruit aux relents racistes et conspirationnistes qui court depuis “trois ou quatre ans” à Niort. […]
Depuis le printemps dernier, des responsables frontistes la relaient sans complexe, sans pouvoir apporter la moindre preuve de ce qu’ils avancent et sans que l’on puisse évidemment déterminer s’ils se contentent de rapporter fidèlement les récits qui sont parvenus à leurs oreilles ou s’ils se saisissent de l’occasion pour l’enrichir au passage d’éléments nouveaux. […]
On voit le rôle que peuvent jouer des “entrepreneurs de politisation” dans la diffusion et la reformulation d’une rumeur. C’est que la rumeur du 9-3 est une aubaine pour le FN. On y retrouve des thèmes dont le parti de Marine Le Pen est familier : l’immigration, la délinquance, la corruption, la “trahison des élites” et ce prétendu favoritisme dont bénéficieraient les populations étrangères ou issues de l’immigration extra-européenne, objets d’une sollicitude immodérée que l’on refuserait aux autres. […]
Jouer avec la rumeur ne risque-t-il pas d’entamer le capital de crédibilité que tente de consolider la présidente du FN ? Peut-être. Reste que tous les spécialistes du phénomène rumoral le savent bien : le démenti ne joue pas à jeu égal avec la rumeur. D’abord en raison d’un effet pervers selon lequel il contribue à diffuser la rumeur (effet boomerang dit aussi “Streisand”). Ensuite, parce qu’il peut l’exacerber en alimentant le sentiment d’un écart entre la réalité perçue et le discours tenu sur cette réalité par les médias, vus comme les relais serviles d’une parole officielle discréditée. Enfin parce que, comme l’explique le sociologue Jean-Noël Kapferer, “le démenti souffre d’un handicap majeur” : “alors que la rumeur se répète chaque jour, (…) la presse, estimant qu’ “elle a déjà donné” ou qu’il n’y a rien de neuf, ne re-publie pas le démenti. Or, tous les publicitaires le savent bien, ce n’est que par la répétition qu’un message fait le plein de son audience potentielle”.
Sans compter l’habileté rhétorique d’une Marine Le Pen qui, sur la rumeur du 9-3, cultive l’ambigüité, esquive toute réponse précise sur le fond et fait diversion en amalgamant les allégations sans fondement du candidat frontiste qu’elle vient soutenir, d’une part, et des faits avérés, d’autre part : “C’est vrai. C’est vrai qu’il y a un seuil de saturation, que beaucoup de logements sont arrivés à saturation de l’accueil des demandeurs d’asile et que ces demandeurs d’asile sont envoyés dans des villes périphériques. Ça c’est vrai, c’est une réalité.” […]
Au-delà de la prégnance des préjugés racistes, qu’elle révèle, la croyance dans le bien-fondé de la rumeur du 9-3 a sans doute ses raisons. Elle prospère aussi bien sur le terreau du discrédit de la parole institutionnelle que dans un climat de défiance à l’égard de la presse conventionnelle, suspectée de travailler à fabriquer l’opinion plutôt qu’à l’informer de manière objective. Imperméable aux démentis et aux contre-enquêtes, elle trahit une vision radicalement pessimiste de ceux qui nous gouvernent et de ceux qui nous informent. Le conspirationnisme traduit, dit-on, la détresse d’un peuple en proie à un sentiment de dépossession politique et qui se sent méprisé par ses élites. Est-ce le respecter que de le flatter dans ses penchants les plus inavouables ?
Huffington Post
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